Librement inspiré d’après un fait divers tragique paru dans le Figaro du 03/04/202
TRAESIE
L’EAU
Ils m’ont appelé « La Luche ».
Accent paysan frontalier,
Lumière Ibère francisée.
De petits lacs en cascades je trébuche.
Mes abords déboisés,
Confèrent à mon cours
Un rayonnement vif et irisé,
Tout au long de mon parcours.
Sur mes sentes voisines
De leurs amours, leurs chagrins, leur quotidien
En cheminant ils me bassinent.
De ma chienne, je leur réserve un chien.
Trop de niaiserie et je fulmine.
D’eau céleste je me gonfle,
Mon humeur devient assassine
Et mon doux chuintement soudain ronfle.
Justement, ces deux-là, je les connais.
Accompagnés de leur infâme quadrupède,
Chuchotant ils ourdissent les méfaits.
De leur industrie cachée dans la pinède,
Dans mon onde ils versent en secret
Un abominable poison.
De l’œuvre de Dieu ils n’ont aucun respect,
Saccagent mes algues et tuent mes jolis poissons
LE CORBEAU
Je les vois arriver de loin. C’est un des aspects pratiques de mon existence, être en hauteur, au-dessus du lot, doté qui plus est par Dame Nature d’une vue perçante. C’est un jour de début novembre comme les autres. Une fine brume monte de la terre encore chaude de ces jours d’été pas si lointains. Le soleil tente une timide percée, donne au paysage un air fantomatique. Mes congénères se moquent de moi lorsque j’essaie de les sensibiliser à la beauté qui nous entoure, croa, croa, croa, bande d’imbéciles ignorants.
Ils sont deux, des humains, un homme et une femme. Un chien jaune court devant eux, la truffe en alerte. Instinctivement je me méfie des chiens, ils essaient de débusquer les dernières noix de la saison sous les tapis de feuilles, les fendent en deux grâce à leurs dents longues et pointues, les croquent bruyamment sans les savourer. Lorsque je n’étais encore qu’un frêle oisillon ma mère me mettait en garde, tout sauf les chiens me disait-elle. Celui-là n’a pas l’air d’échapper à la règle. Je darde sur lui un regard sombre, le regard de celui qui tient à préserver ses gourmandises automnales.
CHARLES AGATHE
Bedonnant, endimanché, Charles Pérouse Le repas n’a pas duré,
Tout à ses pensées, sur le lé nord de la rivière En même pas 5 min
Se traînait au bras de sa jacassante épouse. Il a tout avalé.
Agathe Montalembert, héritière de la soufrière. Du calme, pas de dispute,
La tripaille révoltée du régime imposé, C’était bien la peine
Par ce nabot médical jaloux de sa circonférence De s’en donner,
Sous prétexte de cholestérol, ses assiettes dorénavant dosées, Pour la cuisine saine,
Par sa moitié intransigeante, appliquant la sentence. Le merci, elle pouvait toujours l’espérer.
Les patati et patata dans l’atmosphère se dissolvaient Agathe ressaisis toi !
L’incontinence verbale de sa bourgeoise Un petit tour te calmera,
N’exigeant pas de réponse, il attendait On passera par le bois,
Patient, absent, sans chercher de noise Et la belle eau on longera.
Dans une heure au plus tard
Il dévorerait avec délice
À la table et au plumard Avec un peu de chance
Les mets interdits de la délicieuse Alice Je rencontrerai Marie-Laurence.
Shootant par inadvertance Ce mufle balourd
Dans une pomme de pin, Que je traîne depuis trente ans
Geste apparemment sans importance, Il n’y a pas pire sourd !
Qui allait hâter sa fin Je parle dans le vent.
Santé, argent, vacances,
On dirait que pour lui rien n’a d’importance.
Mais bon Dieu ! Cet homme A quoi il pense ?
Juste à remplir sa panse ?
Heureusement qu’il y a youki
Le youki à sa maman, surexcité,
Voyant le cône sautiller,
Ventre à terre partit en trombe,
Se fantasmant happeur de palombes.
Mon saucisson sur pattes chéri
Soleil de ma vie stérile
Tu vaux bien mieux que ce gros débile
,
Ce qui devait, arriva. Qu’est-ce qui te prend mon avorton ?
La berge il rata, Tu ne sais pas nager
Roule, boule, patatras
Et dans la Luche ploufa !
YOUKI
Ha,ha,ha,ah,ah,ah,ah putain j’ai soif !
Tous les dimanches c’est pareil,
Dix bornes sous le soleil,
Et en plus il faut que j’aie l’air jouasse !
Ils ne se rendent pas compte,
Ces deux mastodontes,
D’ici au pont,
Pour moi c’est un marathon
Ta baballe improvisée,
Tu voudrais que je te la ramène ? et content ?
Tu peux toujours te brosser,
J’irai au gué en flottant doucement.
Le canal longe le sentier. Je n’y vais jamais, ni pour boire, ni pour rafraichir mon plumage. Ces berges sont trop abruptes et je suis un piètre nageur. Le chien ne lève pas le nez du sol, s’élance en trottinant, accélère, dévie soudain de sa trajectoire, se rapproche dangereusement de l’eau. Croa, croa, il est fou ! je ne m’empêcher de tenter de l’avertir.
Allez j’y vais !
Je fais semblant de tomber.
Une de ses pattes franchit la berge, se retrouve en suspension au-dessus de l’eau. L’inévitable ne manque pas de se produire ainsi que je l’avais pressenti, dans la précipitation son corps tout entier bascule dans le canal. Le bruit de sa chute résonne dans l’air clair. Une gerbe d’éclaboussures déchire la surface comme un gros champignon, retombe en des milliers de gouttelettes. C’est beau ce scintillement, je crois que je suis, malgré tout, admiratif.
Le chien frappe violemment l’eau avec ses pattes, secoue les oreilles, tente de se rapprocher de la berge. La femme pousse un cri d’horreur, se met à courir suivie par l’homme. Leur course saccadée fait trembler le sol, un grondement résonne, monte jusqu’à la branche sur laquelle je me tiens, mon équilibre soudain précaire, mon corps tendu. Je bande mes muscles, prêt à m’envoler si mon instinct me souffle que le danger est imminent,
LES PEROUSE
A : -Mon Dieu le courant est fort ! il va se noyer !
Vite Charles, va le chercher !
C : – Ça ne va pas non, avec mon costard à trois mille balles !
Et mes pompes sur mesure, il faudrait que je me mette à la baille ?
A : – Dépêche-toi abruti !
Je m’en fiche de tes habits
De toute façon,
C’est moi qui ramène les ronds
C : -Si tu y tiens tant à ton clébard
Cherches le toi-même, ce salopard !
Vers les flots, il la pousse violemment
A sa manche elle se retient in extremis et tous deux tombent dans le torrent !
Les deux humains sautent dans l’eau. La gerbe d’écume qu’ils soulèvent fait disparaitre le chien en quelques secondes. J’esquisse un mouvement de recul, mes ailes sur le point de se déployer. Ils refont surface, la femme hurle, ses gestes sont maladroits, saccadés, désordonnés. Engoncée dans son manteau, elle peine à maintenir sa tête hors de l’eau. Elle boit la tasse, sa bouche grande ouverte tente d’aspirer goulument l’air, des gargouillis montent du fond de sa gorge. Elle coule à pique sans crier gare comme entrainée par quelques mystérieuses créatures venues des profondeurs. L’homme crie un nom que je ne comprends pas. Il plonge. Le canal se referme sur lui, les flots ne se rouvriront pas !
Mon heure est enfin venue !
Dans la nuit un violent orage
A gonflé mon flux.
Avec délice et plein de rage
Je happe le crétin canin,
Il se débat, s’affole et aboie
Tout à leur désarroi je scelle leur destin.
Ils sautent en moi et je les noie !
Du chienchien je n’ai que faire,
Alors magnanime,
Je le laisse s’extraire
Les autres, ordures pusillanimes,
Je les tourbillonne,
De leurs toxines je les gave,
À jamais je les bâillonne,
Et plus tard, vomis leurs mortes épaves.
C’est moi le poisson rouge, survivant d’un bocal jeté à la Luche comme un vieux papier, dans cette eau qui sent le bouge. Ça pue vraiment la vase et ce jus triste m’a grisé la peau. « Pas de problème » m’a dit Dany un compère de bocal qui maraude entre les algues et les vieilles carcasses. « Ce qu’il te faut c’est une bonne lampée de bourgeois quand l’occasion se présente. Une petite entaille dans le cou, tu aspires c’est chaud et vite fait » J’ai la bouche un peu entamée ces temps-ci parce qu’un pêcheur a voulu faire le malin. Mais ça ira
Aujourd’hui ils étaient deux. J’ai pris l’homme, Dany le rouge préfère les femmes. Incision, aspiration, coloration. Du beau rouge. On a laissé le chien tranquille, on n’est pas des brutes nous !
Le chien s’éloigne paisiblement, ses pattes ont trouvé un rythme régulier, ses longs poils dorés flottent autour de lui comme les volants sur la robe d’une danseuse de flamenco. Je le trouve élégant, gracieux, lui envie son aisance. Un couple de canards le regarde passer, à peine étonné de sa présence. Quoi de plus normal qu’un chien qui barbote dans le canal après tout. Je me dis que le monde est en train de devenir fou.
Il s’approche de la berge, y pose ses deux pattes avant, hisse son postérieur, s’ébroue vigoureusement. Des gouttes d’eau montent jusqu’à moi, glissent sur mon plumage. Je secoue légèrement la tête, est-ce par gêne ou en signe de protestation, je suis incapable de le dire.
Le canidé s’éloigne sur le sentier, reprend sa quête où il l’avait laissée. Je tremble à nouveau pour mes noix. Pour un peu rien n’a changé.
Pinnipèdes outrés,
Sur le sable
ils gisent.
Ma nature outragée,
Est vengée, enfin je dialyse.
LE PECHEUR, LE FLIC, LE POMPIER ET LA JOURNALISTE
PECH : – Comme tous les dimanches,
Je longeais la Luche
Avec mon manche.
Au loin j’entrevois deux baudruches
Sur le bord échouées
Je me dis sacre bleu ! encore deux noyés !
Ça avait déjà mal commencé,
En trois heures juste une touche !
Un petit rouge assez louche,
Que j’ai aussitôt rejeté.
FL : – Et sinon, aux alentours,
Il a vu personne ?
A part les vautours,
(En regardant la pigiste garçonne)
POMP : – Pour ces deux-là
Il n’y a plus rien à faire
Ils ont passé de vie à trépas,
Et avalé la moitié de la rivière !
D’ailleurs c’est étonnant
Qu’ils en aient bu tant
D’après votre légiste
C’est peut-être une piste
JOUR : – On suspecterait un homicide ?
Un crime crapuleux ?
Sous leurs airs placides,
Ce sont peut-être des mafieux !
FL : – Holà, holà, voilà qu’elle s’emballe !
Ce sont les époux Pérouse,
De la bourgeoisie locale !
Pas la camarilla andalouse !
Pour l’instant
On s’en tient à l’accident
Pour vous c’est peut-être frustrant,
Mais pour moi c’est évident !
JOUR : – C’est raté pour le Pulitzer !
Un banal fait divers,
J’ai juste le temps pour l’édition du soir,
Je ponds quatre lignes et au revoir.
PECH : – C’est bon ?
Je peux rentrer ?
C’est pour mes lardons,
Ils voulaient aller au ciné.
FL : – Vous passerez demain
Faire votre déposition,
Ou chez l’échevin,
Vous avez le choix de l’option.
POMP : – Bon on les a emballés,
Je les dépose au funérarium,
Les canalisations ont dégueulées,
La morgue ressemble à un aquarium !
FL : – Pour moi c’est okay,
Et vire-moi ces nécrophiles !
Quelle bande de toqués !
Tiens, ça sent la chlorophylle !
POMP : – Ça doit être mon chwing,
Y’a pas mieux quand ça schlingue !
Bon, salut mon Paulo,
Et la bise à Véro !
Dédié à Sabine, en remerciement pour son travail au cours de l’atelier « écriture longue » 2022-2023
Caroline, Michel et Pascal
De la fenêtre / L’aveu
J’habite dans cet appartement en rez de jardin depuis très exactement trente- deux ans quatre mois et douze jours. J’ai refait trois fois le papier peint du séjour, deux fois celui des trois chambres, remplacé la baignoire par une douche à l’italienne, la plaque de cuisson au gaz par une à induction. J’ai tenu mon intérieur, mené mon fils jusqu’à la fin de son école d’ingénieur, aidé mon mari à transmettre son cabinet de dentiste à une jeune consœur avant de l’enterrer deux ans plus tard à peine après qu’un infarctus foudroyant l’a terrassé dans la rue.
Je ne me suis pas remariée. Je ne m’imaginais pas devoir recréer de nouvelles habitudes avec un autre homme, m’habituer à l’odeur de sa peau, au toucher de sa barbe ni à lui dévoiler mon corps nu une fois que nous nous retrouverions au lit. Mathieu vient passer les fêtes de Noël avec moi et une semaine chaque été au mois d’août. Je sais qu’il me voit vieillir, ma démarche se fait plus raide, je ne descends plus que rarement la colline Saint Jean pour me rendre en ville. J’ai accepté sans difficulté la présence d’Anna ma femme de ménage que mon fils m’a persuadée de prendre quatre heures par semaine tous les mardis matin. Je me réjouis de sa venue, j’aime voir sa silhouette menue virevolter entre mes meubles, la fleur en plastique qu’elle pique dans sa chevelure sombre, son bavardage incessant ponctué d’éclats de rire qui emplissent tout l’appartement, comblent les vides, résonnent encore dans ma tête lorsqu’elle est partie.
Au bout de mon jardin trône la piscine commune à tous les résidents. A la belle saison je m’installe sur ma terrasse, je goûte la caresse du soleil sur mon visage, descends le store lorsque sa chaleur devient trop prégnante. Je relève un peu ma robe sur mes cuisses, ma peau brunit, prend une couleur caramel, elle fait oublier les varices qui courent de manière anarchique jusqu’à mes chevilles. Les journées s’écoulent, indolentes, paresseuses, rythmées par le passage de mes voisins au bord de l’eau. Je les observe sans vergogne, avec gourmandise comme on suivrait un de ces feuilletons télévisés aux rebondissements multiples qu’on nous passe avant les journaux télévisés du soir. La piscine commence à s’animer vers dix heures. L’eau est calme, turquoise, lisse, fait miroiter les rayons du soleil. Ceux qui viennent le matin affichent la panoplie du parfait nageur, maillot à la coupe sportive, bonnet de bain, lunettes. Ils ont des allures d’extra-terrestres, fendent les flots en rythme, bras, jambes, respiration, un, deux, trois, quatre, dessinent un mince filet d’écume, des ondes légères qui font clapoter les volets des skimmers. En sortant ils tapotent du bout de leur serviette molletonnée ce corps qu’ils essaient de maintenir en forme à tout prix au mépris du temps qui passe qui eux ne les dévorera pas, ventre ferme, pectoraux bien dessinés, cuisses et mollets galbés. Ils s’exposent peu au soleil de midi, celui qui éblouit, brûle la peau, assèche, assomme. L’heure du déjeuner est l’occasion d’une pause. L’eau redevient d’huile comme la mer que je ne vois plus depuis ma terrasse. La ville a fait agrandir la maison de retraite située en contrebas, cinq étages ont poussé d’un coup, sans crier gare, me privant des flots bleus, des bateaux, des mouettes. A l’assemblée générale de la copropriété on nous a dit qu’il n’y avait rien à faire, c’était d’utilité publique. Le maire est resté sourd à nos lettres de protestation, aucun d’entre nous n’a voulu aller en justice. Les vieillards parqués là se cachent derrière des voilages, des baies vitrées qui ne s’ouvrent jamais, des balcons nus, bétonnés qui restent déserts, des pierres tombales qu’on a oublié de fleurir. On devine que la climatisation tourne à plein régime. A Noël dernier j’ai dit à Mathieu que si je devais finir là-bas je voudrais un des appartements du dernier étage pour avoir l’illusion de plonger dans la Méditerranée, je rajouterais un store rayé bleu et blanc comme j’en ai toujours rêvé, un transat assorti. Mathieu m’a embrassée doucement sur la joue, « Tes désirs seront des ordres ma petite mère » a-t-il murmuré. Lorsque sa peau a effleuré la mienne j’ai cru l’espace d’un instant retrouver un peu de l’odeur de son père, fruitée, ronde, pleine de soleil.
Vers treize heures trente le portillon d’accès à la piscine grince de nouveau. Les trois petits espagnols du premier étage ouvrent le bal, jettent leurs claquettes dans un buisson d’agapanthes, leurs serviettes sur les dalles chaudes. Ils se laissent glisser dans l’eau avec des cris de ravissement, remontent par l’échelle à grandes enjambées impatientes chercher des lunettes, un tuba, pour une chasse au trésor dont ils ramèneront seulement quelques carreaux de mosaïque que le temps a décollés, les aligneront comme des trophées sur le rebord, fiers d’exposer leur butin. Les époux Selly les suivent de près, tout en rondeurs et tatouages ethniques souvenir de dix ans passés sur l’île de la Réunion. Ils ont l’air de pirates, altiers, conquérants, occupent tout le petit bain dans lequel ils semblent mariner comme des tranches de carpaccio, repoussent les petits espagnols vers les profondeurs, esquissent de vagues mouvements avec les bras pour une nage immobile, scrutent les lieux derrière des verres sombres. Ils regardent parfois dans ma direction, nous nous saluons d’un signe de tête, nos lèvres bougent à peine. Je devine ce qu’ils disent de moi, « Pauvre Madame Perron-Dumas, c’est triste de finir seule. »
C’est au tour de Monsieur Morret de faire son entrée, sanglé dans un mini slip de bain rouge qui rend son ventre encore plus gros, la peau tendue autour de son nombril proéminent qui pointe tel un doigt accusateur. Un jour Anna est venue l’après-midi, le matin elle avait dû se faire poser une couronne chez le dentiste, je lui avais montré discrètement la silhouette de Monsieur Morret en chuchotant que son maillot était si petit qu’on pouvait légitimement se demander s’il y avait quelque chose dedans. Nous avions ri de concert comme deux gamines, Anna avait mis la main devant sa bouche pour étouffer son rire qui risquait de traverser les minces buissons de céanothes qui bordent mon jardin, et pour lutter contre les effets de l’anesthésie qui se dissipait, tiraillait ses gencives, gênait son élocution. Plusieurs têtes s’étaient redressées à la manière des chiens de garde lorsqu’ils croient qu’ils ont entendu quelque chose. Je ne crois pas que les mots que j’avais prononcés aient été clairement perçus, et quand bien même avais-je pensé, soudain rendue bravache par notre hilarité commune à Anna et moi
Si Raoul avait vécu je me demande si mes journées se seraient déroulées ainsi, si j’aurais au contraire continué à profiter des joies de l’eau, à goûter au sentiment de partage, d’échange avec mes voisins. Raoul, je détestais son prénom, j’évitais de l’appeler en public, usant et abusant des mon chéri banals qui sonnent faux au bout de trente ans de mariage. Je n’ai pas réussi à trouver de diminutif, comment raccourcir un prénom de deux syllabes ? Je n’ai pas voulu verser dans les mon petit canard mamour mon cœur, à seulement les prononcer un goût sucré aurait envahi toute ma bouche jusqu’à l’écœurement. Lorsqu’on me demandait quel était le prénom de mon mari je le lâchais dans un souffle, me tournais de trois-quarts, éloignais mon visage de celui de mon interlocuteur qui fronçait les sourcils dans un effort de concentration, doutant du prénom démodé que je venais d’avouer comme on avoue un crime, acculé à la vérité.
L’ombre des grands pins grandit autour de la piscine. Mes voisins replient les parasols, se parent d’un paréo, d’un tee-shirt. Les peaux sont brunes, craquèlent, tirent, creusent des ridules. C’est l’heure de la remontée vers la fraîcheur des appartements en étage, de la douche bienfaisante, de l’eau qui coule en cascade, emportant avec elle les derniers effluves de crème solaire, de chlore, d’une journée qui s’achève. C’est l’heure à laquelle Inès d’Alambert fait son entrée.
* * *
Je sais qu’elle est là derrière les buissons de céanothes. J’aperçois un morceau de tissu rouge à travers le feuillage, je devine les contours d’une silhouette, le bruit d’une radio en sourdine ou de la télévision. Je sais qu’elle m’a vue, qu’elle me scrute, m’observe, dissèque les moindres de mes faits et gestes depuis quinze ans. Angélique Perron-Dumas, nous ne nous sommes jamais aimées. Contrairement à moi, elle ne sait pas pourquoi elle ne m’aime pas. Lorsque nous nous croisons, de moins en moins souvent à mon grand soulagement, nous nous saluons d’un discret signe de tête. Si je suis au volant de ma voiture je fais mine de ne pas l’avoir vue en feignant de retoucher mon rouge à lèvres dans le rétroviseur intérieur ou en tournant un des boutons de l’autoradio. Il y a quinze ans Angélique Perron-Dumas a dû s’absenter pour se rendre au chevet de sa mère mourante. Elle a eu la bonne idée d’emmener avec elle son fils. Un scénario banal. J’avais croisé Raoul pour la première fois au sous-sol de la résidence. Je peinais à ouvrir le capot de ma voiture, bataillais avec le loquet qui me permettrait de le soulever, j’avais un doute sur le niveau d’huile. Mon père, prévoyant, m’avait appris dans ma jeunesse comment effectuer cette vérification toute simple. Pourquoi quelqu’un vous plaît-il ? Pourquoi s’imagine-t-on dans ses bras en train de poser ses lèvres sur sa poitrine large et forte, de s’enivrer de son odeur ? Raoul, a-t-il annoncé, Inès ai-je répondu avec une assurance qui m’a surprise. Les deux syllabes de son prénom appelaient les deux syllabes du mien. Une consonne et une voyelle à chacun de leur début. Raoul résonnait à mes oreilles d’une curieuse présence, rendait plus solide mon prénom, l’empêchait de s’évaporer dans le vide. J’ai toujours pensé qu’il s’accordait mal avec Angélique, trop long, incongru, dévoyé, Angélique Marquise des Anges, il manquait de classe.
Ce jour-là Raoul a mis la grosse valise d’Angélique et Mathieu dans le coffre d’une petite Peugeot. Trois heures de route à peine jusqu’à Aix en Provence pour visiter la mère mourante, une date de retour non programmée. Je descendais à la piscine, une chemise en lin ouverte sur mon maillot, un deux pièces. Angélique et Mathieu ont agité la main par la fenêtre, un au-revoir convenu comme sur un quai de gare, la voiture s’est éloignée, a disparu après le virage. Je ne me souviens plus qui a croisé le regard de l’autre en premier. Nous nous sommes avancés, confiants, mon menton soudain au bout de ses doigts, sa caresse sur ma joue, mes cheveux qu’il a dégagé derrière mes oreilles, et soudain ses lèvres sur les miennes, pleines, rondes, puissantes.
Je me laisse glisser dans l’eau, savoure sa douceur sur mes hanches, mon ventre, mes seins. Je m’élance pour quelques brasses souples. Angélique s’est levée. Je regarde dans sa direction. Elle effleure de la main les céanothes, se détourne, choisit de rentrer à l’intérieur. Je peux être seule avec le souvenir de Raoul, je le laisse m’envahir tout entière, me prendre comme dans un étau. J’aime cette idée que je suis sa prisonnière. Les images envahissent mon esprit, la douceur de ces quelques jours est là toute proche presque palpable. Les draps froissés, l’empreinte de nos étreintes, leur odeur, les criques désertes qui abritent nos escapades, le sel sur la peau de l’autre que nous aimions lécher du bout de la langue, les fruits de mer dégustés dans un petit restaurant de Villefranche où nous étions certains de ne croiser personne, leur goût iodé qui descendait dans ma gorge, la senteur des vins rosés dont Raoul aimait m’enivrer. Les jours, les nuits se succédaient, douces, chaudes, enveloppantes. L’agonie de la mourante s’éternisait, prolongeait notre furieuse envie de vivre. La fin était venue, brutale, attendue, sans cris, sans pleurs, sans reproches. Dorénavant lorsque nous nous croisions seuls nos yeux nous trahissaient. Je me plaisais à penser qu’Angélique n’était pas assez fine pour le remarquer. Quand Raoul est mort je suis restée digne au fond de l’église, j’ai posé ma main sur son cercueil comme pour espérer sentir une dernière fois les battements de son cœur, fait le signe de croix, salué la veuve et l’orphelin.
Je me sèche rapidement, autant ne pas s’attarder, se débarrasser de la chose. Cela fait plusieurs jours que j’anticipe la réaction d’Angélique Perron-Dumas, imagine les sentiments qui vont se peindre sur son visage. J’ai passé en revue plusieurs scénarios possibles dans ma tête, le début est invariablement le même, un couperet auquel elle ne pourra pas échapper, « j’ai eu une liaison avec votre mari, nous avons passé des moments inoubliables, nous nous aimions. ». Je me suis dit qu’elle risquait peut-être de mourir d’une crise cardiaque, là devant moi, avant même d’avoir eu le temps de déverser sa haine, son dégoût, son mépris. L’idée ne me déplaît pas.
Pourquoi aujourd’hui, pourquoi avoir attendu aussi longtemps ? Dans mon ventre une tumeur grossit de jour en jour, déforme mon utérus, occupe la place de l’enfant que je n’ai pas eu. L’oncologue a été franc, « Je ne vais pas vous mentir, quelques mois tout au plus. Il n’y a rien à faire, je suis sincèrement désolé. ». Ses yeux n’ont pas cillé à cette annonce, les miens ne cilleront pas devant Angélique Perron-Dumas dans quelques minutes à peine. Je referme le portillon d’accès à la piscine avec soin. Mes pieds peinent à rentrer dans mes sandales, un peu de nervosité peut-être. Quelques bourdons trainent encore dans les lavandes, un parfum entêtant envahit l’air, la chaleur a commencé à retomber. Je croise le gardien qui s’éponge le front, des auréoles de sueur maculent son tee-shirt à différents endroits. Il vient de s’assurer que tout est en ordre. Son regard est sans cesse inquiet, aux aguets, comme s’il ne voulait pas passer à côté d’une mauvaise nouvelle. « Il y a un nid de frelons dans le pamplemoussier, m’annonce-t-il, vous étiez au courant ? J’ai appelé les pompiers, ils verront demain s’ils peuvent faire quelque chose. ». J’acquiesce en silence, le remercie rapidement, je ne m’attarde pas, je suis pressée d’en finir. Les rideaux de la cuisine bougent légèrement, elle m’a vue. Sait-elle que je viens chez elle ? Est-ce qu’elle m’attend ? Je monte les marches qui mènent à sa porte, je suis légèrement essoufflée, je porte la main à mon cœur. La sonnerie résonne, emplit tout l’appartement, annonce mon arrivée comme celle de la cour dans un procès d’assises. Le bruit de ses mules résonne sur le sol en marbre, précède le cliquetis de la serrure et de la poignée. Une moitié de son visage apparaît. Le temps est venu de nous parler, une première fois pour la dernière fois.
Caroline
Sur sa peau
Lola est déjà devant le portail du lycée lorsque j’arrive. Elle a mis sa doudoune Calvin Klein, la rose, celle qui laisse voir ses fesses moulées dans son jean Levis. Tristan, un des garçons de la classe, lui a dit un jour qu’il lui faisait un beau petit cul, depuis elle le porte quasiment chaque semaine. Nous nous faisons la bise. Ses lèvres ne touchent pas ma joue, elle se contente de les pincer pour produire un bruit sec qui claque dans l’air du matin. Je pense avec un soupçon de perfidie qu’elle veut éviter d’abîmer son gloss.
Lola et moi sommes ensemble depuis le début de l’année scolaire. C’est le prof de maths qui nous a placées l’une à côté de l’autre. Nous ne nous connaissions pas. Il a placé tous les élèves de la classe dans un ordre selon moi tout mathématique, les plus forts doivent aider les plus fragiles se plaît-il à scander régulièrement, les bavards apprendront à se taire à côté des mutiques. Cinq mois ont passé et je ne comprends toujours pas pourquoi Lola et moi avons été ainsi réunies en ce singulier duo. Nous ne sommes ni l’une ni l’autre des championnes des chiffres ou des figures géométriques, nous sommes de plus d’un naturel plutôt secret, voire renfermé. La participation orale n’est pas une option, ont régulièrement écrit les professeurs sur mes bulletins.
La première fois que j’ai vu Lola j’ai tout de suite été séduite par sa blondeur, sa minceur, son corps qui a l’air à la fois ferme et souple sous ses fringues à la mode. Je le regarde parfois à la dérobée lorsqu’elle écrit de son écriture ronde, encore enfantine dans ses cahiers ou dans les vestiaires du cours de gym. Je me suis une fois surprise à tendre la main pour caresser son dos alors qu’elle était en train d’agrafer son soutien-gorge. J’ai suspendu mon geste à quelques centimètres de sa peau.
J’ai perdu du poids, j’ai cessé de faire un détour par la boulangerie avant de rentrer chez moi. Ma mère a ouvert des yeux ronds la première fois que j’ai pris le bus pour me rendre au centre-ville. L’argent de poche que je n’avais pas dépensé depuis deux ans déformait mon portefeuille. Je suis revenue avec deux paires de boucles d’oreille immenses, un tube de gloss, du mascara, un jean qui ressemblait à celui de Lola. Elle m’a souri lorsqu’elle m’a vue arborer mes nouveaux artifices le lendemain. A la récréation nous avons déambulé bras dessus bras dessous sous les marronniers de la cour. Le concierge n’avait pas encore ramassé les feuilles, elles crissaient sous nos pas. Dans le ciel, les premiers bancs d’étourneaux formaient de grands nuages noirs. J’étais heureuse, j’essayais de rapprocher mon visage de son cou, de m’enivrer de son parfum, j’avais envie de prendre les petits cheveux à la base de sa nuque entre mes doigts pour goûter leur texture.
Le quatorze novembre, une date qui restera à jamais dans ma mémoire, deux coups discrets ont été frappés à la porte de la salle de classe. Le Proviseur a fait son entrée, droit, solennel en cravate et costume sombres, nous nous sommes tous levés de concert. Jonathan se tenait là, beau comme un dieu, ses cheveux blonds brillaient sous les mauvais néons du plafond, formaient un halo lumineux. J’ai compris ce qu’était le coup de foudre. Il a croisé mon regard, celui de Lola. Nous n’avons jamais parlé de lui, j’ai gardé pour moi les battements de mon cœur plus forts, mes aisselles moites, ma rougeur aux joues. Je l’observais en train de fumer une cigarette sur le parvis à la sortie des cours, je lui trouvais un air mélancolique qui me rappelait les grands héros romantiques de la littérature.
Hier je les ai surpris tous les deux, lui et Lola. Elle m’avait dit qu’elle devait rendre un devoir au prof de philo, je n’avais qu’à l’attendre sur le banc. Ils s’embrassaient à pleine bouche dans un recoin de la cour. Jonathan avait saisi sa nuque, je voyais ses doigts fouiller dans les petits cheveux que j’avais rêvé de toucher. Avec lui elle ne craignait pas d’abîmer son gloss ai-je pensé avant de murmurer « salope » d’une voix dure.
Ce matin j’ai mis un couteau dans mon sac avant de quitter la maison. Je vais le planter dans le dos de Lola, à l’endroit même où j’avais eu envie de la caresser dans les vestiaires. Ce sera bien fait pour elle.
Caroline
Le Kilibaru
La chaleur monte lentement au fur et à mesure que le soleil se rapproche du zénith. Ma jeep roule en cahotant, me bringuebale de gauche à droite sur mon siège. Les ornières sont parfois si profondes que mon pied se décolle de la pédale d’accélérateur. J’ai décidé de partir seule à l’autre bout du parc où on m’a signalée une girafe mal en point après la mise bas. Teddy, l’autre vétérinaire titulaire du centre est malade. En réalité je crois qu’il a tout bonnement la gueule de bois. Il y avait une fête chez le gouverneur local hier soir, je l’ai entendu rentrer au beau milieu de la nuit, il titubait tellement qu’il a raté plusieurs marches dans l’escalier et poussé un juron qui m’a fait sursauter. J’ai eu du mal à retrouver le sommeil, me retournant sans cesse, la peu (peau) moite. Lorsque mon réveil a sonné à cinq heures j’ai été soulagée, heureuse de revoir la lumière du jour. J’ai poussé la porte de la chambre de Teddy prudemment, il était enfoui sous les draps, la moustiquaire maladroitement déployée autour de son lit, sa bouche grande ouverte exhalait des relents d’alcool. Je suis ressortie sur la pointe des pieds et ai rejoint Mambo notre fidèle cuisinier pour lui annoncer que je partirai seule aujourd’hui.
« Ce n’est pas prudent mademoiselle Juliette. Une femme seule dans la brousse. Et s’il vous arrivait quelque chose avec la jeep ? »
Je lui ai répondu en riant que je savais changer une roue et vérifier le niveau d’huile.
« Oui changer une roue c’est bien, mais si vous tombez sur le grand Kilibaru ?
Je n’ai pas voulu le vexer en lui disant que je ne croyais guère au grand Kilibaru même si j’aime écouter les histoires que les villageois racontent pour se faire peur. J’ai attrapé les clés, rempli un bidon d’eau, fourré quelques galettes de manioc dans un sac en jute.
Je m’aperçois que conduire seule ne me déplait pas. Je n’ai pas à supporter le bavardage incessant de Teddy qui aime à se vanter de ses innombrables conquêtes, quand ce n’est pas de ses pseudo-exploits de sauvetage. Je le vois qui lorgne mes cuisses en conduisant mais pour l’instant ses mains sont toujours restées sagement sur le volant.
Cette partie de la piste est en meilleur état. Quelques petits singes sautent d’arbre en arbre en poussant des cris perçants, ils me font penser à de petits enfants dans une cour de récréation. Juste au moment où je me dis que j’ai eu raison de partir seule, le moteur se met à cahoter. J’appuie plus fort sur la pédale d’accélérateur mais ne parviens pas à endiguer le ralentissement jusqu’à l’arrêt total de mon véhicule. Une épaisse fumée blanche monte soudain du capot.
« Purée mais c’est pas vrai ! »
J’essaie de rassembler mes souvenirs, une fumée blanche c’est un problème d’eau, une fumée noire un problème d’huile. Non c’est le contraire ! Ah je ne sais plus ! Je décide de faire marcher la radio, d’appeler Mambo à l’aide.
« Mambo, Mambo, tu m’entends ? »
Je tourne les boutons dans tous les sens au risque de les voir se dévisser.
« Mambo, Mambo, c’est moi Juliette. Tu m’entends ? »
Un grésillement strident s’échappe de l’appareil.
« Mambo ici Juliette, tu m’entends ? A toi. »
Le sifflement s’accentue. Je me morigène. Quelle cruche ! Je n’ai même pas pensé à vérifier le bon fonctionnement de la radio avant de partir, pas plus que le niveau d’huile et le niveau d’eau d’ailleurs. Si c’est bien un problème de niveau d’eau ou de niveau d’huile. Comment vais-je faire ? J’ai déjà roulé une bonne heure à la vitesse approximative de cinquante kilomètres à l’heure, donc j’ai dû parcourir une distance de …
Il est tout à coup là devant moi comme surgi de nulle part. Sa peau noire comme l’ébène reflète la lumière du soleil, je la devine douce, comme polie. Il porte un simple tee-shirt de coton bleu, un short assorti, des sandales ouvertes, tient un long bâton qui lui arrive à l’épaule. Nous nous dévisageons, aussi surpris l’un que l’autre par cette rencontre.
« D’où viens-tu ?
—Bonjour. Je viens de la réserve de Mombasa. Je suis une des vétérinaires du Centre.
—Vétérinaire ? Mais qu’est-ce que c’est ?
—C’est un docteur pour animaux.
—Ah oui. J’ai déjà vu un monsieur comme toi une fois. Il te ressemble.
—Il me ressemble ?
—Oui, il a la peau comme la lune lui aussi.
—Tu veux dire un blanc ?
—Je ne sais pas. Un comme la lune. »
Ce garçon m’intrigue. Que fait-il ici tout seul au milieu de la brousse sur une piste où ne passe jamais personne ? J’estime qu’il doit avoir environ dix ans.
« Tu es tout seul ?
—Non, je suis avec toi. »
Évidemment il y a une certaine logique. Je me demande s’il s’y connait en mécanique, ce serait mon jour de chance.
« Où est-ce que tu vas ?
—Un peu plus loin vers Muburu. On nous a signalés une girafe mal en point hier. Je voulais voir si elle avait besoin d’être soignée, si je pouvais faire quelque chose.
—Mademoiselle de la lune, les girafes n’ont pas besoin d’être soignées. S’il y a un problème elles peuvent compter sur les lions. »
Le petit bonhomme a l’esprit pratique. Je me sens décalée avec mes idées d’européenne, de fille de la lune comme il m’appelle, qui veut que le monde tourne à sa façon, qui croit qu’elle va pouvoir sauver l’univers.
« Et toi qu’est-ce que tu fais ici ?
—Je suis parti à la recherche du Kilibaru.
—Le Kilibaru ?
—Tu ne connais pas le Kilibaru ?
—Si, si bien sûr, j’en ai entendu parler. Mais où le cherches-tu ?
—Près d’un étang, celui où poussent les hautes herbes qui font chanter le vent.
—Qui font chanter le vent ?
—Oui, comme ça, écoute. »
Il prend une inspiration, met les mains en cornet devant sa bouche. J’entends le vent qui chante dans les herbes, je vois les animaux qui vont boire à la tombée du jour, leurs empreintes sur le rivage boueux. Je vois le grand Kilibaru, il se faufile dans la savane, de grands flamants roses s’envolent à son approche, un troupeau d’ antilopes s’échappe en grands bons graciles.
« Dis, tu viens avec moi ? Ta jeep ne bouge plus. »
Qu’ai-je à perdre ? Ma girafe n’est certainement plus qu’une carcasse en train de blanchir sous les rayons du soleil. Le petit bonhomme me tend la main. Nos doigts s’entrecroisent. Nous sommes partis.
Caroline
LE PETIT GRINCE
J’ai toujours voulu être un oiseau. D’ailleurs quand je suis né je n’ai pas poussé d’horribles vagissements, non je me suis contenté de gazouiller en langage bébé :
– Salut les gars c’est moi que vla, papa fait péter la roteuse !
Bien entendu personne ne m’a compris et j’ai eu droit à ma première avoinée.
Après plusieurs tentatives ratées de libération d’apesanteur comme :
-sauter dans le vide en battant des bras
– parachutisme avec un parapluie ou avec la taie d’édredon tenue aux quatre coins
Dépité, j’ai laissé tomber pour accepter ce statut de bipède terrestre qui m’était dévolu.
Seule réminiscence de ces fantasmes enfantins : mon amour inconditionnel du pain aux graines.
Finalement je suis devenu ingénieur des ponts et chaussées, dans un premier temps. Puis dans la dentisterie, pour mettre au point des bridges pour dents déchaussées, puis dans les mines : patibulaires, joviales, maladives, toutes sortes de mines et finalement dans la partie la plus lucrative, celles de l’or des diamants ou des métaux rares.
Et là, précisément je me trouve face à un gros problème d’extraction.
J’aurais mieux fait de rester dans le secteur dentaire. Une molaire si coriace soit-elle, deux-trois mandales bien assénées, et on en parle plus.
Mais là, je dois sortir toute la délégation des futurs investisseurs chinois, plus notre saint PDG flanqué de sa bergère et de son dircom, du fond du puits numéro 6 qu’ils étaient en train de visiter avant le coup de grisou.
Toutes les caméras sont out, aucun visuel et pour l’instant pas de signe audio non plus. On est dans le Schwartz total ! il va falloir y aller à l’ancienne, sans filet, le salto mortel si je me plante.
J’avais un besoin urgent d’un trait de génie pour me tirer de là !
N’ayant pas d’antique lampe à huile sous la main, je frottais compulsivement mon casque muni d’une lampe acétylène, à ma grande stupéfaction il y eut un grand éclair et un gamin boutonneux à l’air effronté lance-pierre dans la poche apparut dans un nuage vert opalescent. Il me lança en reniflant :
-salut mec tu pourrais pas me dessiner un boulon ?
– pardon ? fis-je, éberlué
– un boulon quoi ou un écrou, ça le fait aussi !
– mais d’où viens-tu ? personne ne peut entrer ici ! c’est hyper sécurisé !
– alors ça si tu permets chacun ses petits secrets ! Lotus et mouches cousues ! alors, tu me le fais ce boulon ?
– désolé, mais là je suis dans une merde noire ! il faut que je repêche une trentaine de connards fissa, sinon je ne donne pas cher de ma peau !
-si je te donne un petit coup de main tu me le fais, mon boulon ?
– désolé mais je crois que la situation dépasse ta compétence !
– faut pas se fier aux apparences, chez moi ils m’appellent « l’Eugénie » rapport à mon qi.
– t’es une fille toi ?
-Ben oui pourquoi t’es plutôt orienté macho gay toi ? ras le cul des préjugés à la con ! tu sais quoi ? ton boulot tu peux te le carrer dans le fion ! fuck off !
Et elle est partie en claquant la porte blindée. Je me suis ébroué pour sortir de ce rêve éveillé, mais le temps avait passé et ils ont tous clamsés.
Ici j’ai tout mon temps pour me remémorer tout ça.
J’ai été muté dans une petite mine de bauxite perdue dans l’enfer vert. Bien sûr ma femme m’a quitté et je n’ai plus de nouvelles de mes enfants.
Au fin fond de l’Amazonie les distractions sont plutôt rares. Je profite de mes crises de palu et de mes hallucinations sous yopo pour retourner à mes amours originels : je suis un grand aigle blanc qui tourbillonne sous le soleil, et quand j’ai plané tout mon saoul, je peins !
J’ai déjà produit plus de cent cinquante tableaux qui embellissent ce campement du bout du monde.
De magnifiques fresques de boulons et d’écrous.
Pascal