EXPLORATION NOMADE D’UN LIEU TRANSFORME

Acrostiches autour des thèmes « NOMADE » et « EXIL »

Nu dans la Nuit

Ose ce saut, au-dessus des

Mers, vers un

Ailleurs

Danse, flotte, suis ton

Envol

Echappée de cette

riXe

Irréelle, tu aperçois au loin une

Lueur

Stéphanie

Nulle part pour aller ?

Omniprésentes les ombres.

Mon pays m’a expulsé, m’a

Arraché de mes racines.

Destin inconnu d’

Expatrié. D’un monde du passé je m’

Eloigne. Je cherche la planète

X où une nouvelle

Identité se construira dans

L’amour.

Sabé

Et soudain je devins

Xénos

Intrusif et mal venu

L’étranger

Pascal

DEHORS/ DEDANS – exploration nomade d’un lieu transformé

Une immense façade en verre, non je ne suis pas devant le Parlement européen à Strasbourg, mais devant la Brasserie Kronenbourg. Les baies sont très hautes, je ne vais pas pouvoir les escalader, malgré mon prestigieux passé d’excellente grimpeuse. Elles sont lisses, pas de prises. Je suis exilée, les frontières sont infranchissables pour accéder à l’intérieur, quelle horreur ce sentiment ! Pourtant ici j’ai des milliers de souvenirs, c’est mon quartier depuis 50 ans et avec mes élèves chaque année nous étions accueillis pour une visite de la fabrication de la bière, dans les bureaux administratifs, au  musée. Ce dehors de bâtiment est un miroir où se reflète ce nouvel écoquartier, des façades rouges, jaunes, très modernes, où un beau soleil réchauffe le cœur et l’esprit. Je colle mon nez à la vitre et découvre les cuves en cuivre, elles ont gardé leur volume très généreux et leur couleur or, ce sont des dunes de sable au milieu des tables des consommateurs, peut-être des louis d’or dans la caverne d’Ali Baba. Je découvre aussi les serveurs, des magiciens qui déambulent entre les « baquets » renversés aux longues encolures dorées qui atteignent le plafond. Une nouvelle aventure pour la  Brasserie qui depuis 1664 invente, crée, produit et se transforme en café du commerce. C’est le sort des entreprises industrielles qui doivent s’exiler. Objets inanimés avez-vous donc une âme de nomade et supportez-vous les grandes transformations ? Je vous le souhaite.  

Elisa

Cet homme de profil me rappelle quelqu’un.

Un souvenir enfui dans quelque grenier de ma mémoire et qui peine à revenir à moi.

Isolé dans ce bar qui grouille de silhouettes agitées, il est le calme parmi elles.

Et un doux tourbillon en moi.

Qui me berce et me protège de cette pluie fine qui perle sur mes bras.

Vais-je entrer dans ce bar ?

Il m’intrigue, me paralyse.

Je voudrais savoir d’où il vient et ce qu’il traverse.

Quelle est sa vie, quels sont ses tourments qui me semblent, sans les connaître, si fusionnels aux miens.

Dos au zinc, dans des mouvements ralentis, il porte son verre à ses lèvres.

Ses gestes semblent flotter en parfaite harmonie avec mes pensées.

Son verre se vide à petites gorgées

Et je peux suivre dans sa gorge le goût du houblon

Qu’il serait doux de se diluer dans cette bière

Se délecter sans manière de son amertume

Se fondre sous la mousse

Plonger parmi les bulles

C’est au moment où il se lève que nos regards se croisent

Et que tout me revient. Enfin.

Oserais-je entrer dans ce bar ?

Stéphanie

                                               Les trois brasseurs

Arp arriva vers dix heures. De l’ancienne friche industrielle qu’il avait connue, il ne restait que la maison du directeur sise à l’entrée le long de la voie ferrée. Bâtiment plus original que beau avec néanmoins une frise de colombages sous le toit, des trèfles de tuiles noires sur la couverture et de belles proportions. Un écoquartier avait pris place sur ce haut lieu de l’industrie brassicole alsacienne. Une large tranchée traversait et aérait cet ensemble d’immeubles cubiques aux proportions relativement modestes. Une mosaïque d’espaces engazonnés bordée de petits enclos ludiques pour les enfants et parsemée de bancs invitait à la promenade et au bavardage. Le traitement très varié des façades effaçait l’uniformité des bâtiments, un beau panachage de matériaux, de belles couleurs, des traitements graphiques permettaient aux uns de se différencier des autres sans concurrence outrancière. Une volonté de métissage émanait des lieux. C’était assez réussi, fait suffisamment rare à Strasbourg où l’on ne compte plus le nombre de catastrophes architecturales contemporaines pour être relevé. Le navire-amiral de cette flottille urbaine était assurément celui des « TROIS BRASSEURS » qui avait su conserver avec bonheur son identité manufacturière. D’immenses baies vitrées sur deux niveaux encerclaient l’ancienne salle de brassage et laissaient entrevoir trois gigantesques brassins de cuivre dont la cheminée filait vers le haut sur environ sept mètres, le mobilier bois et métal sans fioritures reflétait parfaitement l’ambiance rude et prolétaire des héros de la working class qui se battirent avec leur labeur sous le joug du patronat local.

 Par une porte dérobée il accéda rapidement au sous-sol labyrinthique de l’endroit. Une crypte de béton aux piliers nus avec trois énormes stalactites mammaires ventousés au plafond. Loin de la flamboyance rutilante du métal lustré, la partie immergée de l’iceberg baignait dans l’ambiance rude, froide et dépouillée d’une ruine post-soviétique.

Son contact n’était pas au rendez-vous.

L’inhospitalité de la cave l’incita à remonter à l’air libre au bout de cinq petites minutes. Il serait préférable de paresser sur un banc au soleil de la fraîcheur revigorante du matin.

Yacine accoudé au zinc, observait mi- amusé mi- intrigué, cet homme qui arpentait le quartier depuis une vingtaine de minutes. Arrivé à pas lent et mesurés il avait remonté l’allée scrutant les moindres détails, puis il était monté sur la butte pour faire un visuel à trois cent soixante degrés. Qui était-il ? Peut-être était-il en repérage pour le cinéma, son attitude pouvait le laisser croire. Mais sa mise sobre et bien coupée dans les tons anthracite ne correspondait pas à la profession. La seule touche de fantaisie apparente était ce cahier de collégien, avec l’empire state building baignant dans une atmosphère mauve et rosée sur la couverture, qu’il avait coincé sous son bras droit. Une serviette de cuir noir eut mieux convenu. Il attendait maintenant tranquillement assis, les yeux mi-clos, savourant les rayons de ce jeune soleil d’avril. N’ayant pas pu le rencontrer au sous-sol comme convenu, il avait laissé l’homme s’imprégner de l’ambiance générale, il était temps maintenant de l’inviter à le rejoindre.

Un klaxon de taco tira Arp de sa douce torpeur. Il tira son portable de la poche et afficha le message : « désolé pour le retard, je vous attends au bar ». Il se leva en prenant une grande goulée d’air frais et s’étirant discrètement il avança vers la double porte vitrée. L’intérieur tenait ses promesses. Le look techno-vintage de cette cathédrale industrielle avec ses tubulures, ses manomètres, ses hublots et ses manettes lui plut immédiatement, ça sentait le travail, une de mes valeurs essentielles. Un gaillard s’avançait la main tendue :

– Yacine

– Arp

Pascal

Il fait trop froid aujourd’hui. Quel métier de merde ! En plus, l’extérieur se miroite dans les vitrines, les nouvelles maisons peintes en jaune, en blanc, bleu pigeon, orange, vert tilleul ; les reflets des balcons colorés qui se superposent sur ce que je peux observer à l’intérieur. Des chaises en bois ou peintes en noir, des cuves de brassage en cuivre poli, des tables préparées pour le soir avec les verres, les couverts, … Je peux lire les grandes affiches « DÉPÔT », « BIÈRE DES HOUILLÈRES », les petits présentoirs sur les tables « 3 BRASSEURS » et « Lancement de la bière du mois le jeudi le 24 mars à partir de 18h », « Bière de printemps » … A l’intérieur, presque personne. Un garçon est en train de préparer les tables, il donne la touche finale à la décoration. Un autre plie les serviettes. Ils se parlent, ils discutent et jettent des regards discrets autour d’eux.

–  C’est qui, cet homme qui contourne la Brasserie depuis un quart d’heure déjà ?

– Je ne le connais pas. Mais je l’ai vu quelque part.

– Tu penses qu’il a trouvé quelque chose ?

– Non ! Ce n’est pas possible ! Nous avons pris toutes les précautions !

– Je ne suis pas sûr… – Détourne ton regard ! Il ne faut pas lui donner encore plus d’indices …

Sabé

EXIL – Dans la peau d’un exilé – Fragments

Lecture infusion – écoute d’un extrait de « Ce matin, la neige » de Françoise du Chaxel, lu par la comédienne Marie Seux

           UN EXIL

                  CE MATIN LA NEIGE, ALORS QUE LE PRINTEMPS EST PROCHE…

Ces paroles tirées d’un livre trouvé sur un banc raisonnaient en moi.

On les, sent ces flocons, par cette humidité qui vous transperce les os.

Je ne sais rien de cette ville, de ce pays, de ce sous-sol glacé où nous sommes cachés.

Il n’y a pas si longtemps, le soleil d’ALEP réchauffait mon corps. Tout est allé si vite ! j’ai du mal à suivre le fil, dans quel dédale ai-je été précipité ? par qui ? dans quel but ? je ne comprends rien… et je reste là prostré, grelotant et hébété. Ma vie d’avant était si belle et insouciante, fils de bonne famille, fêtards impénitents nous nous moquions des BÂASISTES et des barbus, tous dans le même sac, nous raillions ces culs serrés qui rampaient devant leur Dieu respectif, à nous l’amour et la douceur sucrée des interdits.

Mal nous en prit !

Nos rires ont réveillé la colère de l’enfer ! Un déluge de feu s’est abattu sur notre Eden, puis des ombres sanguinaires ont surgi de nulle part massacrant tout sur leur passage. Nous avons fui devant ce déchaînement infernal laissant derrière nous des morts par milliers.

Puis, le déracinement, le jour caché dans les buissons sous un soleil de plomb, affamé, assoiffé. La nuit, ombre de l’ombre rasant les murs, glanant ici et là une maigre pitance, plaqué au sol au moindre bruit la peur au ventre. Ma lente reptation vers un avenir, meilleur ? Arrivé sur la côte, l’ambiance n’était pas aux rires et aux bains de soleil. Je détallais comme les crabes entre les rochers, me cachant dans d’humides anfractuosités, les mains crispées sur le ventre protégeant mon maigre pécule. Je me méfiais de tout et de tous, seul à la merci des hyènes, la nature avait repris son impitoyable brutalité et j’étais la proie. Arrivèrent les passeurs, ignobles maquignons s’engraissant de nos misères. Délestés de nos derniers deniers et privés de nos identités nous fûmes poussés à l’eau sur des embarcations de fortune, j’ai fini par échouer ici, mélangé à d’autres désespérés dont je ne comprends ni la langue ni les motivations. D’ailleurs ils m’indiffèrent, la peur reste ma seule compagne même dans cette apparente sécurité. Seuls les enfants semblent heureux, ils jouent, chantent et dansent comme si tout ça n’avait été qu’un mauvais rêve. Ils nous montrent la seule issue possible, mais nous restons ancrés dans notre marasme mortifère incapables de réagir.

Une odeur familière et rassurante flotte jusqu’à moi. C’est le fumet des légumes jetés pêle-mêle dans la marmite.

Ça sent les moyens du bord. On n’a pas grand-chose mais le résultat est beau. Du travail, de l’amour, une pincée d’épices, de sel et de la chaleur, ça réchauffe les mains, ça réchauffe le corps, ça réchauffe le cœur, d’aucuns la veulent populaire, moi je la ressens solidaire. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout ! ça sent la simplicité, le partage et l’espoir…

                                                                        Ça sent la soupe.

Pascal

Ce matin la neige, alors que le printemps est proche

Ce matin la neige, m’a saisie à la gorge

Elle n’avait plus rien de son habituelle douceur

Et tombait en écho au tocsin, dispersant au sol, ses flocons de peur

Je ne pouvais y croire

Ce défilé de femmes tirant leurs enfants encore endormis au loin sur le boulevard

Blanc puis boueux sous les chaussures trop vite enfilées.

Ce réveil en sursaut me glace

L’air pique trop violemment mes joues, le contour de mes yeux et s’introduit jusqu’au creux de mes organes

Mais soudain, dans des mouvements précipités, je referme les volets puis la fenêtre.

Je dévale les escaliers jusqu’à la cave.

Et si je restais là ?

Mon regard balaye les bocaux de haricots, les sacs de pommes de terre, les bouteilles et les fûts de bière.

Je voudrais d’un seul jet m’en saouler.

Boire un verre de bière

Avec quelques militaires

C’est ce que je faisais hier

Eux resteront là

Alors, pourquoi pas moi ?

Je remonte au grenier,

Traverse ma maison en diagonale

A la recherche d’un cocon qui me protégerait de cette guerre

Un nid de soie ou un abri de paille

Qui viendrait faire taire en moi ces tremblements

Qui me tiendrait recluse de ce décor hostile

Et m’éviterait le douloureux exil

***

Je me sens si étrangère

Je les sens si étrangers autour de moi

Ces mains qui portent des verres

Ces regards au moment où les chopes s’entrechoquent

donnent à ce liquide ambré un autre goût

Celui d’un triste exil

D’un printemps qui est tout sauf le printemps

De mon sourire muet,

D’une musique en moi qui a perdu son allegro

Du manque. Immense.

Même la solitude autrefois douce n’a plus rien d’une évasion

Moi qui croyais aux mots, voilà qu’ils me tournent le dos.

Partir et s’enfuir rimaient hier, avec le rêve, le voyage et le beau

Tristes verbes aujourd’hui, qui m’évoquent la perte.

Leur poésie est perdue et je la vis comme un deuil

Les miroirs ne s’emportent pas

Stéphanie

« Ce matin la neige, alors que le printemps est proche, ce matin la neige … »

Elle n’est pas du tout favorable à mon départ. On verra mes empreintes devant la porte de la cave. Mais avec ce groupe bizarre qui est passé tôt ce matin, il y en aura de nombreuses …

Qui suis-je ? Arrivé au bout de mes rêves – patron de la Brasserie. Arraché d’ici je me sens éventré. Je ressemble à ces sculptures de Bruno Catalano. Ces hommes sans tronc, les bras portant des valises, leur unique support. Oui, j’ai mes couteaux de chef cuisinier dans ma valise, mais vais-je pouvoir les utiliser là où je vais ? Si jamais j’y arrive. Un homme avec des couteaux dans ses bagages – qu’est-ce que cela donne si je devais être contrôlé ? Puis mon restaurant. Que deviendra-t-il ? Et cet homme qui nous espionne depuis quelques semaines ? J’ai confié ma Brasserie à mon neveu qui j’ai pu employer pour le service. Lui et son collègue, ils vont essayer de tenir la baraque. Mais pour combien de temps ? Le printemps est proche, ce matin la neige …

La neige a fondu, la ville a disparue derrière moi, à l’horizon tous ces paysages défilaient…

– Euh…

–  Albert, ça va ?

– Oui, ça va. Excuse-moi. J’étais perdu dans mes souvenirs. Tu vois, ma Brasserie, mon neveu, ce périple secret…  Et ici, jamais de neige, le printemps qui ressemble beaucoup plus à l’été. Merci pour ton accueil, mon frère. Merci pour la sangria ! Pour moi, elle est étrange. Non comparable à la bière. Mais j’aime bien sa couleur rouge. Quel mélange de soleil attrapé et de souvenir de souffrances. Son goût sucré – et la touche d’âcreté qui s’y cache. A la tienne, mon cher ! 

BONUS

Prolongation de l’atelier nomade sur l’exil avec le cercle de la FULS (animateurs d’ateliers d’écriture)

EXIL

Ce matin la neige

Alors que le printemps est proche

Ce matin la neige…

Nous sommes le 15 mars.

Je suis arrivée ici il y a trois mois.

Trois mois d’hiver, et la neige, presque pas,

Mais ce matin !

Évidement je ne suis pas assez couverte. Pourtant il y a eu la femme en rouge qui a apporté des vêtements.

Elle a dit : « des petites choses que je ne porte plus, mais je suis sûre que tu seras jolie comme un cœur dans cette petite robe… »

Elle aime bien le mot « petit »

Mais c’est trop petit pour la neige

J’ai froid. Mes doigts s’engourdissent et la « petite » robe laisse l’air froid me saisir comme un étau.

Jacques a dit qu’avec le réchauffement climatique il n’y a plus de neige.

Mes fesses !

C’est pas lui qui est là, à pas pouvoir se réchauffer

Ni dedans.

Ni dedans où c’est plein de courants d’air.

Ni dedans c’est trop grand.

Ni dedans où le petit matelas qui me sert de chez moi ne m’isole pas assez du sol glacial du gymnase.

Solution d’urgence à dit Jacques avec un sourire un peu désolé : « c’est pour pas que tu passes l’hiver dehors ».

L’urgence qui dure ; Ni dehors, ni dedans.

Quand je suis partie, je croyais pas que ce serait si dur, je croyais pas que j’éprouverais tant de regrets ; je croyais que je rencontrerais la nostalgie, et que peut-être on ferait amie-amie, mais le regret, vu ce que j’ai fui, vraiment, je ne l’avait pas imaginé si fort, ni si puissant, ni si fort.

Je vois Jacques qui s’approche, il porte les sacs de nourriture : ça n’a pas l’air très lourd…

Et puis il me sourit, un peu désolé, c’est pas bon signe…

Ce matin la neige, et maintenant Jacques et son masque des mauvaises nouvelles.

Marga me regarde et chuchote : « Heureusement que le printemps est proche… »

Marie-Julie

Ce matin, la neige, alors que le printemps est proche. Ce matin la neige. Étrangère à ma vie comme je l’étais à ce pays il y a si longtemps de cela. Il paraît qu’il faut attendre quatre ans pour engranger ses premiers souvenirs. Pourtant moi, je me souviens, de ces jours et de ces nuits sur les routes sèches et poussiéreuses, dans le refuge des bras de mon père.

Un jeu les premiers jours, loin du linge blanc qui couvrait ma mère, au fond du jardin, quand le calme était revenu. Je me souviens du calme.

Ce matin la neige, sons assourdis et l’image qui remonte du tréfonds, le linge blanc sur le corps de ma mère, là au fond du jardin, les catleyas qui sentaient fort, de cette odeur détestable à présent, qui fait rejaillir du plus loin de mon corps, le goût du sang dans ma bouche.

Mon père, plus que lui avec moi sur la route. Il est mort à présent, tranquillement, un après-midi dans le petit sommeil de la sieste, absent à la télé qu’il regardait sans cesse. J’ai poussé la porte, le son était si fort et il était là, assis dans son fauteuil, paisible. J’ai d’abord refermé la porte et tout est remonté, les jours et les nuits sur les routes, ses bras solides qui me tiennent contre son corps, les mots d’apaisement qu’il murmure, pour moi, ou pour lui, je ne sais pas, j’ai dans le nez l’odeur de sa sueur, et dans son cou, une veine qui se contracte.

Je n’ai pas faim, je ne pleure pas ma mère, comme si ce trop grand chagrin ne pouvait pas prendre sa place, là sur les routes, les jours et les nuits.

Plus tard, quand nous aurons pris l’avion, atterri dans ce pays encore froid de l’hiver, je pleurerai toutes les nuits, et tous les jours, pendant des semaines. Et mon père abattu se murera dans un silence qu’il apprivoisera si bien qu’il ne le quittera plus.

Ce matin, la neige, alors que le printemps est proche. Entre chien et loup, mi-figue mi-raisin, ces expressions me viennent, mystérieuses pour le garçonnet que j’étais alors, faisant ses premiers pas à l’école, entouré d’enfants blancs et blonds qui me dévisageaient, moi le petit pruneau comme ils m’appelleraient ensuite, plus ou moins affectueusement.

Nadine

L’exil

Jeudi 15 mars 1954

Ce matin la neige

Alors que le printemps est proche

Ce matin la neige

Alors que chez nous on sort déjà les chaises le soir

Ce matin la neige

Je n’ai jamais eu si froid

Même les Français le disent

Ils disent que cet hiver 54 est une année terrible

Une année comme jamais on a eu.
Même les Français ont froid.

Ce matin la neige

Guiseppe est parti avec son gros manteau

avec sa truelle et sa taloche

Il est manœuvre

Il est payé à la journée

Alors qu’il était maçon au pays

Il n’est bon qu’à obéir ici.


Ce matin la neige

Et la fille à l’école

Au moins elle sera au chaud

Au moins elle aura à manger

Ce matin la neige

Comment pourra-t-on vivre ici ?

Samedi 15 mars

La neige a fondu

Elle n’a pas tenu

Le froid sans neige est pire

Ça existe le froid plus froid que le froid sans neige ?

Dimanche 16 mars

Le curé a dit ce matin qu’il fallait penser aux pauvres, qu’on devait aider les miséreux

Et nous, qui pense à nous ?
Qui écoute les miséreux ?

Le Dieu des immigrés, il ne doit pas exister

Il nous aurait vu sinon, non ?

On est invisibles

C’est pire que de détourner le regard.

On est orphelin ici ;

Qui nous protège quand on est orphelin ?

Les dames de la paroisse nous ont apporté des couvertures

Elles disent qu’il faut remercier l’abbé Pierre

Je ne connais pas l’abbé Pierre

Mais merci quand même l’abbé Pierre

C’est peut-être lui le Dieu des immigrés et des moins que rien.

Jeudi 20 mars

Guiseppe n’a pas eu sa paye hier, ni avant-hier, ni le jour d’avant.

Il ne reste pas grand-chose à manger

Demain à l’école ça ira mieux.

Me regarde pas comme ça ma fille

Me regarde pas comme si je ne te voyais pas me regarder.

Fabienne

Ce matin, la neige, alors que le printemps est proche, ce matin la neige. De la neige chaude. Des cendres, pour tout dire. Poutine a bombardé l’Europe. Et Biden en a remis une couche. Me voilà sur une île italienne. Il fait trop chaud. J’ai laissé mes enfants, ma femme, mon travail. J’ai pu monter dans un avion, un biplace, nous étions 3 au dernier moment. Je dois aider ces familles, qui fuient toutes vers l’Afrique et l’Asie centrale. Je me suis mis à croire en Dieu, alors que les bombes nucléaires sont tombées sur nos églises, basiliques et cathédrales. Je bénis le moindre de ces habitants que nous croisons. Oui, c’est nous, le réchauffement climatique, oui c’est nous, la colonisation, oui, c’est nous, l’esclavage. Oui, c’est nous, et nous avons tout perdu. Nous avons tous perdu. J’ai l’espoir infime que ma famille soit encore en vie et qu’ils me croient tous morts, car rien n’est pire que l’incertitude. J’avais une bière dans mon sac à dos. Elle est chaude, bien sûr, mais je ne la partagerai qu’avec ma femme. Pourtant, il faut se délester. Accepter que ces gens, dont on pénètre l’espace, nous tolèrent à peine. Se faire tout petit, se faufiler aux postes frontières. Oui, c’est nous, la crise économique, oui. Qu’ils nous fassent l’aumône de quelques corvées, qu’on existe à leurs yeux, contre un bol de soupe, quelques os de volaille à ronger. Accepter de rencontrer d’autres personnes, tourner la page. De toute façon, les infrastructures de téléphonie ne seront pas reconstruites sous peu. Même la Suisse s’est pris une dizaine de bombes atomiques. J’espère arriver en Lybie dans quelques jours. Il n’y aura plus les petits cottages de Normandie. C’en est terminé de ces belles échappées en forêt du Morvan. Aucune huître de Cancale ne sera décontaminée avant 50 ans. Ils ont bombardé les centrales, tant de gens ont brûlé. Oui, la Shoah, c’est nous, oui. Pardon madame, pardon monsieur. Trop de misère dans ces camps, dans ces transhumances inhumaines, où chacun vient faire son marché. Les passeurs, qui sont des ordures, et puis ces sales types qui viennent chercher des gamines de 16 ans, pour les rendre accro aux opioïdes. Les flics corrompus, les voleurs, les tueurs. Me too, c’est nous. C’est très moche. Il faut se défendre de ne pas devenir un monstre. Oui, c’est nous, les monstres, c’est nous qui avons demandé à toutes vos sœurs de nettoyer nos chiottes sur deux générations. Oui, c’est nous, et malgré tout, sans le vouloir, nous menons là notre ultime invasion.

Brice

EXIL

30 kilos de bagages.

Si peu de temps pour décider de ce que je laisse et de ce que j’emporte.

30 kilos de bagages pour continuer à vivre.

//

Les souvenirs, dans ma tête, sont mes passagers clandestins. Ils ne pèsent rien, je peux tous les emmener.

//

Aujourd’hui la balance indique 58kg. A peine des bagages pour deux.

J’ai maigri. Des souvenirs en moins ?

//

Ce matin la neige.

On me dit que le printemps est proche, que ce n’est pas tout à fait normal la neige ce matin. Ce n’est pas tout à fait normal que je sois là ce matin pour assister à cette neige.

//

Rentrerais-je avec 30 kg de bagages ?

Rentrerais-je avec 30 kg de bagages un jour de neige ?

Rentrerais-je ?

Charlotte