Inspirés des lectures extraites du récit « Tour du monde en 80 jours sans un centime » de Muammer Yilmaz et Milan Bihlmann (Michel Lafon), du Journal d’Anne Franck, du carnet de voyage intitulé « D’eau et d’encre » de Danièle Frauensohn et Abel Antonysamy, du roman « Journal d’une voisine » de Doris Lessing (Albin Michel), nous partons avec l’atelier le Carnet qui voyage au fil de jeux d’écriture…
Quelques incipites seront intégrer dans les compositions :
« C’est curieux ce besoin de noter les choses, comme si elles n’existaient pas avant d’être consignées » Doris Lessing – Les carnets de Jane Somers – Journal d’une voisine
« C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal. » Anne Franck
TEXTES DE L’ATELIER : Le carnet qui voyage
Atelier Le fil rouge
22 02 2020
Clarisse
RETOUR EN URUGUAY
Lettre à l’arrivée
Ma petite Emma chérie,
Je sais combien tu aurais aimé m’accompagner, trésor, mais le lycée est trop important cette année pour toi. Par contre, parole de grand-mère, je te promets de te tenir informée au jour le jour de mes impressions, de mes émotions et – qui sait ?- des aventures que je vais vivre à Montevideo…
En voilà déjà quelques unes !
Sitôt remise du jetlag, je suis allée sur les pas de ton grand-père et j’ai voulu voir ce merveilleux Teatro Solis dont il avait initié la rénovation avec tant de passion. Finie, la coquille vide qu’il avait connue ! Le théâtre est splendide, il en serait à coup sûr satisfait. Puis avec les amis, ces adorables amis uruguayens dont la langue chante avec volupté, nous avons longé le Rio della Plata. Tu serais terriblement déçue : son eau beigeasse ne donne guère envie de s’y tremper. Pourtant je l’ai fait ….. et en suis ressortie couverte de limon ! (Oh, je t’entends d’ici te moquer de ton insouciante grand-mère, vilaine !)
Petit arrêt ensuite au marché couvert, où tout est mouvement, couleur, odeur de viande grillée, parfums inconnus. Je vais tenter de t’en faire un petit croquis…
Demain : Colonia. Je te raconterai !
Mais pour l’instant : dodo !
Ta mamie qui t’aime
Carnet de voyage
Colonia, le 23 février
C’est curieux , ce besoin de noter les choses, comme si elles n’existaient pas avant d’être consignées. Colonia semble exactement cela : sortie directement de l’imagination. Comme un souvenir qu’on n’aurait pas vécu, un livre qu’on a imaginé, un film entrevu en rêve. Le temps y est suspendu. Des maisons blanches au style colonial alignées le long d’avenues régulièrement arborées. Un silence étrange. Quelques vieilles personnes se faufilant discrètement d’une maison à l’autre. Des voitures anciennes garées là de toute éternité. Et le Rio della Plata. Beige, paresseux, épais comme du café au lait sous un ciel lourd et chaud. Je ne sais si c’est encore l’effet du jetlag, mais je me sens comme à l’intérieur d’un rêve étrange et hors du temps.
Et je me pose la question : est-ce que Colonia existe vraiment ? Et sommes-nous effectivement le 23 février ?
Journal
24
C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal. Mais je suis heureuse de le faire aujourd’hui pour tenter d’y graver l’incroyable rencontre que j’ai faite ce matin. Il faut savoir que de nombreux bidonvilles cernent Montevideo et qu’il est vivement déconseillé de s’y rendre. D’ailleurs que pourrait bien vouloir y faire une touriste dans mon style ? C’est donc bien involontairement que, après m’être trompée plusieurs fois de rue, je m’y suis retrouvée. Tout à coup, une nuée de gamins dépenaillés, la morve au nez et les pieds nus, a surgi et m’a entourée en me lançant des imprécations en espagnol qui ne semblaient pas être exactement des mots de bienvenue. J’ai vite senti la panique m’envahir : ils arrivaient de tous côtés, de plus en plus nombreux, criant, ricanant. Puis soudain, à peine plus grande qu’eux, une jeune femme s’est détachée du groupe et dans un français impeccable m’a dit : “ Ils vous proposent un petit spectacle. Ça vous dit ?”
Encore un peu effrayée mais déjà curieuse, j’opinai. Ils me firent asseoir sur un ballot crasseux mais confortable. Le silence se fit.
Et commença alors une adorable série de numéros de jonglage, de clowneries joyeuses, de lancers de diabolo, de jets de balles ou d’anneaux. La jeune éducatrice me dit en aparté :
“ C’est ce que j’ai mis en place pour les sauver de l’ennui, de la drogue et du désespoir…”
19 Juillet 2020
Chère Anne,
Les mots commencent déjà à s’échapper sur cette page alors que je suis en chemin vers cette ville de ton pays dont tu m’as tant parlé. Je les amène à moi, les mirages de ces terres, qui n’étaient présents que dans mes livres accumulés au cours de ces derniers mois. Je visualise les piques des églises partout et cette lumière qui vacille dans les rues, les rues étroites aux éclats du passé.
Il me semble déjà tout percevoir.
Cette petite ville jamais rencontrée, pourtant si grande dans mon esprit.
Ton pays est déjà dans mes yeux.
Je crois que je suis tombée amoureuse au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. J’imagine et j’entends parfois ce langage magnifique, mystérieux, rude mais doux, au creux de mes rêves. Comprendre sans comprendre, laisser le sens s’échapper sans jamais complètement décrocher. Intégrer la mélancolie de tes racines mais aussi ses chuchotements et cette poésie dans les moindres conversations.
J’aurais aimé le vivre avec toi, ce voyage si important.
Je sais que tu es prise par tes envies d’ailleurs, aussi.
Deux amies en exil, qui cherchent chacune un chemin, dans le pays de l’une et de l’autre. Je suis pourtant persuadée qu’on finira par trouver un sens à ces vagabondages. Et je le sens, quand un lien est plus fort qu’une langue, qu’une frontière, qu’une vie entière.
S’il te plait, écris-moi vite.
Je suis à présent dans le train. Les mots entrent dans le réel.
Les paysages prennent la couleur d’une histoire oubliée par le reste du monde.
Juliette.
Krakòw (Cracovie), Pologne, 20 Juillet 2020
Chère Anne,
C’est curieux, ce besoin de noter les choses, comme si elles n’existaient pas avant d’être consignées. Je n’ai jamais vraiment pris le temps de retrouver mes pensées. Mes seules projections nostalgiques se faisaient dans mon âme mais n’étaient pas permanentes. Ce voyage change tellement les choses, les choses en moi et les choses du monde…
Il fallait que je les écrive au-delà des lettres que je t’envoie.
J’ai trouvé un beau carnet rouge dans un marché aux puces il y a quelques heures et j’ai été doucement envoûtée par l’idée de l’exercice. Ce voyage est si précieux, alors je marque à jamais cette douceur qui m’entoure sur quelques feuilles de papier.
Je suis maintenant sur la place principale au cœur de la ville de Krakòw, sur une petite terrasse vivante et colorée. Je suis happée par les visages aux yeux marqués, noirs de nuit ou bleus translucides, à la fois introvertis et chaleureux. J’essaye de saisir leur vie par le simple regard.
« Dzień dobry » (Bonjour), « Dziękuję (Merci) », la langue roule sur ma langue, mélangée à mon fort accent français, ce qui ne manque pas d’attirer la curiosité. Les conversations bourdonnent dans mes oreilles, beaucoup de polonais mais aussi un peu de russe et de l’anglais. J’ai mon café près de moi, des êtres avec une incroyable joie de vivre m’entourent progressivement. Des groupes d’amis, des enfants, des plus vieux. Je me sens bien. Il y a une légère brise et le soleil brûle les façades de tous ces bâtiments aux teintes infinies de beige, rose pastel, vert ancien…
Le mélange des matières et des atmosphères est époustouflant, tout en délicatesse. On a envie de découvrir les moindres secrets de toutes les boutiques, de tous les restaurants, de s’arrêter et de poser des questions aux propriétaires ou de se laisser aller à converser avec des inconnus.
Je n’ai jamais connu ça dans aucune ville. Je n’ai jamais été complètement seule, dans aucune ville. Je dois t’avouer que je ne pensais pas que ce voyage allait être si déstabilisant.
S’il te plait, écris-moi vite. Que fais-tu en terre bretonne ?
Juliette
Pologne, 28 Juillet 2020
Chère Anne,
C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un carnet de voyage. C’est une sensation très étrange car cela m’apprend une magie que j’avais oublié depuis mon enfance. Au fur et à mesure que j’écris, au fur et à mesure que cette partie de l’Est de l’Europe se dévoile, une porte s’ouvre, jusqu’à me présenter sa lumière intérieure et sa force.
La Force, je l’ai rencontrée cette semaine. J’avais décidé d’aller plus près du ciel, dans la forêt polonaise, dans les villages au cœur des inspirations que tu m’avais raconté.
La Force s’appelle Ewa. Elle me prépare un thé alors que je suis en train de transposer mes pensées. Elle s’occupe de sa maison à l’énergie emplie de calme et d’odeur de camomille. Elle n’a pas d’âge mais ses yeux bruns aux reflets verts parlent plusieurs échos. Elle est seule, je ne sais pas depuis combien d’années. Je me souviens de cette rencontre si singulière, qui sortait d’un univers parallèle.
Elle est assise sur une simple chaise en bois, près d’un chemin de randonnée à la lisière de son village et elle vend à qui le souhaite des fleurs de son petit jardin, comme une prolongation de sa force et de sa vie. On dirait une apparition, un ancrage avant de me perdre dans la forêt. En m’appliquant sur les mots polonais, j’entame une conversation pendant une éternité.
Ses histoires parlent du gris, de la guerre et d’oppression.
Ses histoires parlent de sa famille et de ses enfants qui habitent ailleurs maintenant, qui ne veulent plus revenir.
Ses histoires parlent de sa foi et de ses rêves et de ses peines et de ses poèmes (oui, elle a publié quelques recueils !) et de ses amours perdus.
Avant ce voyage, je n’aurais pas osé saluer cet étrange personnage, mais tout a changé en à peine une semaine. J’ai vu Ewa, la Force, j’ai ressenti toute sa lumière et je suis rassurée pour toujours. Je vais rester encore une nuit, et puis demain…
S’il te plait, écris-moi vite. Que fais-tu à présent en Provence ?
Juliette
Aéroport de Varsovie, 06 août 2020
Exil, exil
Un petit mot pour des milliers de kilomètres
Des peurs emportées avec un sac à dos
Je me suis laissée aller dans cette ouverture
Abandonnant déjà mon ancienne vie
Une immense espérance a traversé mon corps
Et le désordre de mes bouts de papier
Dans mon esprit ils sont apparus comme le Lien
Entre la terre et les étoiles
Cette immensité de l’Est que je ne connaissais pas
A chamboulé mes visions
Une immense espérance a traversé mon corps
Et le désordre de mes bouts de pensées
Aux montagnes et aux légendes
Aux musiques lancinantes au cœur de Warszawa
Aux histoires d’enfance et aux souvenirs de l’été
Aux cafés des voyageurs
À la force des plaines venteuses
Un petit mot pour des milliers de kilomètres
Des vœux emportés avec un sac à dos
Je me suis laissée aller dans cette ouverture
Vers la jolie Krakòw et ses douces merveilles.
Juliette
Ma douce soeurette,
Le jour, l’heure, l’instant est enfin venu de mon départ.
Comment te laisser – mais comment rester ?
Toi qui as tant partagé mes désirs d’ailleurs, toi qui sais les fourmis qui grignotent mon cerveau lorsque je suis à quai, je sais que tu comprendras.
De toute manière, tu as une très mauvaise excuse ! Tu as trop de travail…
Je ne te fais aucun reproche soeurette, mais je troque ton paperboard contre mon boarding-pass et je me casse. Loin. A perpète. A Papeete.
Ecoute, le lagon m’appelle. Non ! Ecoute bien …
Allez ma douce, abandonne ton agenda, ton emploi du temps qui déborde et viens t’enivrer d’iode.
Je t’emmènerai en pirogue.
Non ?
Tu as une très mauvaise excuse.
Prends soin de toi ; qui trop du travail abuse
S’épuise.
Je t’enverrai chaque semaine une lettre qui fera un demi-tour de la Terre.
Puisse-t-elle au bout de son périple te trouver sans regret.
Ta sœur de cœur.
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Papeete, le 17 mars 2019
UN LIEU
C’est curieux ce besoin de noter les choses, comme si elles n’existaient pas avant d’être consignées.
Pourquoi ne pas garder la beauté, la singularité de cet instant dans ma chair, mes pupilles ?
La réponse me semble évidente tout à coup : mon émotion est si grande que je ne peux la contenir dans mon petit corps. Je dois la partager, la déposer quelque part, la coucher sur le papier. Accoucher mes émotions pour les exhiber aux yeux de tous, les partager.
Mais que dire après Bougainville de ce paradis ? J’ai peur subitement que mes mots soient fades à décrire l’horizon, si bleu, si lointain derrière la mer étale.
Je cherche, je fouille. Quel mot sera digne de la douce essence du frangipanier au soleil levant ?
Par quelle métaphore pourrais-je traduire ce bien-être qui m’envahit à observer ces femmes brunes drapées d’un simple tissu à fleurs ?
Leur beauté, leur déhanché
Leur allure, leur chevelure
Pour la première fois, il me semble que le dictionnaire est pauvre. Qu’il ne contient pas le verbe adéquat pour la larme de bonheur qui perle à l’idée que c’est ici, ici et nulle part ailleurs que je me sens chez moi. Dans ce chapelet d’îles où vert et bleu s’arrachent la vedette, où la couleur bat le pavé et la douceur tout le reste ; dans ce chapelet d’îles où la bonté est religion et la lenteur une obligation.
Dans ce chapelet d’îles où j’ai été piquée au tiaré,
je reviendrai. Je le sais.
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Rangiroa le 28 mars 2019
UNE RENCONTRE
C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un de mon genre, d’écrire un carnet de voyage… d’autant plus que jamais je ne pourrai oublier ce séjour. Même lorsque mes muscles seront rabougris, lorsque mes yeux seront épuisés et que je demanderai à mes petits enfants de parler plus fort, la beauté de cet endroit sera l’ultime empreinte de ma jeunesse.
En survolant l’atoll déjà – il y a trois jours – j’ai senti comme un gros poisson dans mon ventre. Imagine : une bande de terre flotte paisiblement sur le Pacifique. Waou… comment ça tient si peu de terre sur autant de mer ?
L’aéroport n’est pas plus grand que ton deux-pièces parisien mais au lieu de ta concierge, une vahiné, un air de ukulélé, un collier de fleurs de tiaré .
Grisée, émerveillée, intriguée, je pose mon pied sur l’atoll comme Armstrong sur la lune. Ca ne bouge pas, ça tient ! Dans le lagon, des milliers de Némo font la nique à Disney.
Autant pour noyer le poisson dans mon ventre que par addiction, je décide d’aller boire un café sur la première terrasse.
Autour de moi, tout n’est que beauté, calme et volupté.
Le luxe est plus discret, niché sans doute dans quelque hôtel surfait…
C’est de ce café où je griffonne que sans prévenir mon corps frissonne. Submergée par un bien-être étranger, je réalise que je viens de faire une rencontre qui n’a que trop tardé.
Ici, je me suis trouvée. Enfin.
Nadine
C’est curieux, ce besoin de noter les choses, comme si elles
n’existaient pas avant d’être consignées.
Ce midi, je monte sur le pont et laisse mon œil divaguer à cent quatre-vingt
degrés, écarquillant au maximum mon champ de vision. L’océan change à chaque
instant dans la blancheur zénithale d’un ciel d’une pureté plus que parfaite.
Comment pourrais-je coucher sur mon carnet les mille variations des vagues qui
se construisent et se détruisent dans un mobile perpétuel. De mon promontoire
flottant, l’idée de ne jamais baigner deux fois dans la même eau m’obsède,
l’océan me possède car je ne peux le circonscrire. Comment traduire en mots ses
bouleversements subtils, ses inconstances permanentes, le vaste flot sans cesse
se réinvente, flux et reflux, et devant son spectacle ma raison divague. Il
résiste à ma volonté de le décrire, n’en finit pas de se dérober. L’étuve
tropicale qui m’enveloppe est à peine adoucie par les alizés obstinés qui
président au concert des claquements de haubans, des ululements de drisses ,
des sifflements de grelins. Le navire agit comme un élément perturbateur, un
îlot de résistance qui objecte sa matérialité à cet environnement aéraquatique.
Dans ce désert hypermarin, je la guette, crois l’apercevoir par moment, mais ce n’est qu’une mirage, la terre promise ne se laisse pas conter encore, rebelle à croquer.
Patrick
À la librairie café Le Fil Rouge, à Cronembourg.
Premier atelier en mars 2020
Texte 1 :
Titre : L’intime contre l’oublie
Un carnet pour faire naître ses idées…
Puis les retrouver…
Dans mon carnet
Les rencontrer, à nouveau,
dans le fond de mon sac, grâce à une page cornée
Un carnet pour se relier, renaître
Un carnet pour s’incarner.
Texte 2 :
En souvenir d’un second voyage à Bali
Titre :Au Café des Trois Singes
Enfin me voilà posée à la terrasse du Café des Trois Singes. Depuis notre dernier séjour il est devenu très fréquenté et perd un peu de sa saveur authentique. La table sur laquelle le j’écris est sale, jonchée de gouttelettes d’eau, et ça me fait mal de devoir poser mon carnet tout neuf dessus ! Je commence pourtant à m’habituer à la moiteur de l’île, et au Ginger Café ! Un délice qui me ramène le souvenir de ton rire, lorsque tu étais à la table voisine, il y a déjà six ans. À l’époque nous nous amusions des pousse-pousse passant dans la rue pour rejoindre la place du marché. Il y a aujourd’hui quelques jeunes couples. L’un d’entre eux est penché sur Le Guide du Routard. L’autre tire sur une cigarette électronique. Le troisième fait défiler les images de son smartphone. À vrai dire je me demande un peu ce que je fais là. Si nos souvenirs ont réellement une existence ? Ce qui m’a poussée à parcourir tous ces kilomètres pour revenir ici ? Est-ce pour mieux me faire croire à un avenir ? Est-ce dans l’espoir de rencontrer quelqu’un ? Ou est-ce pour me perdre dans le dédale de ces rues, renfermant plus de solitude que de mystère.
Milieu du séjour…
C’est une sensation très étrange pour quelqu’un de mon genre, d’écrire un carnet de voyage…
Je voudrais te raconter ma rencontre avec cet homme surprenant ! Nous étions le dernier jour du voyage et je continuais à venir, quasiment à la même heure, à la terrasse du Café des Trois Singes, tel un rituel. Après trois mois passé ici, je dois dire que je ne remarquais plus les choses autour de moi de la même manière. Il s’était passées tellement de choses depuis ce voyage, depuis mon arrivée. L’homme est venu me donner un objet. Sans dire un mot il l’a posé sur ma table. Comme j’étais en train d’écrire je n’ai aperçu que sa main. Longue et fine me suis-je dit. L’objet était petit, rond, et peint de couleur vives. Je ne sais pas ce que c’était. Je le regardais d’abord avant de le prendre entre les mains, tout en cherchant du regard où était passé celui qui me l’avait déposé. Interloquée je finis par demander au serveur du café qui était cet homme.
– Vous ne l’avez jamais vu ici ? C’est l’homme de la chance. Quand il fait cela c’est qu’une nouvelle voie s’ouvre à vous. Il ne parle jamais. On n’a jamais su si c’était parce qu’il est sourd. Toutes sortes d’histoires sont racontées à son sujet, mais une chose est sûre si vous avez cet objet, c’est que la chance s’ouvre dans votre vie, demain.
Régine
Mon Olivia,
J’ai pris mes billets, déjà. Le départ n’est prévu que dans six semaines, mais la hâte et l’euphorie m’on prisent. Je ne pouvais plus attendre.
Je vais prendre le Bus. Il roulera dix heures mais au moins, il est direct. Pas de changement comme avec le train. Mes deux valises sont bien trop lourdes, je ne pourrais pas les tirer seule. Et dans la cohue d’une gare bondée, encore moins.
On va m’accompagner à la station du départ du bus et quelqu’un viendra aussi m’aider à l’arriver. J’ai déjà tout prévu. J’aurai voulu que ce soit toi.
Je vais voyager seule, mais c’est le cœur léger que je pars. C’est un voyage avec moi-même et vers moi-même, tu le sais bien. Si seulement tu avais pu être là. J’aurais voulu pouvoir partager ça avec toi.
Je suis sereine et c’est l’effervescence en moi. Je sens que ce voyage sera la plus belle des retrouvailles.
Tu te souviens quand on y avait été toutes les deux, cette innocence, cette légèreté ?
Quelle liberté.
Assises dans la douceur de mai, dans un parc vert pelouse, et ces éclats de rires ? Le doux soleil qui réchauffait nos corps. C’était beau. C’est ce que je pars retrouver.
Je t’écrirais chaque jour. Comme ça tu seras avec moi.
Peut-être qu’un jour tu me rejoindras là. Je t’y attendrai.
Mes Amours,
Ta Céleste
Berlin, le 6 avril 2020
C’est curieux, ce besoin de noter les choses, comme si elles n’existaient pas avant d’être consignés.
Je suis arrivée Samedi. Il y a maintenant deux jours que je suis là, et j’ai encore du mal à le réaliser. C’est comme si j’avais toujours été là. Comme si je n’avais jamais quitté la ville, ou plutôt comme si elle ne m’avait jamais quitté. Je crois que c’est ça. Je me sens bien ici. Je me sens entière. Je me sens moi.
J’écris de la terrasse de notre petit café préféré. Celui où on avait été la première fois, un jour glacé d’hiver. Happées par le froid tranchant de février qui prend au corps, on s’y était réfugiées. Le ciel était bleu, la lumière claire, la température glaciale. Mes pieds gelés me faisaient mal, et la douce chaleur du poêle nous avait enlacée de sa chaleur.
Un bon et beau souvenir. La table contre la fenêtre était libre. La meilleure place. On se sentait comme des habituées privilégiées. De là, on pouvait apercevoir l’eau figée du canal dans laquelle se reflétait l’éclat de l’hiver.
Dans la salle, le poêle à bois réchauffait la pièce et embaumait l’atmosphère de cette agréable odeur de bois coupé qui se consume. C’était comme dans un rêve. Je me souviens presque m’être senti flotter au son des crépitements.
Je me rappelle aussi que sur la table, trônait une tulipe, dans un petit vase translucide. Elle était rouge, comme ton pull, et nos joues rosies par le froid.
Aujourd’hui c’est le printemps. Pas de tulipe sur la table. Je me suis assise dehors sur la terrasse couverte du café flottant fait de planches. Il fait beau. Comme la dernière fois. Mais le soleil réchauffe et ses rayons viennent se cogner sur la surface de l’eau. Ils semblent ensuite entrer par effraction dans ma cabane de bois, créant des ondes de lumières mouvantes sur les pans de la terrasse, me catapultant ainsi dans un éclatant monde sous-marin. J’ai l’impression d’être sous l’eau. C’est magnifique. Je pourrais rester là des heures à contempler ce spectacle ondoyant. Ma tasse de thé est encore bouillante et il en sort une vapeur ondulante, qui danse et se pavane vers le ciel. Cet endroit me fait penser à toi, c’est tout comme si tu étais là.
Berlin, le 2 juin 2020
C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal. Je n’ai pas l’habitude, mais je vais faire un effort. Je le ferais pour toi, pour moi. Je ne veux pas oublier. Cela fait maintenant plusieurs semaines que je suis là, et je n’avais prévu de point de chute que pour la première quinzaine. Une chambre plutôt correcte dans une auberge de jeunesse plutôt bruyante dans le centre névralgique de la ville, le quartier animé de Kreuzberg. J’ai peu dormi, mais même dans un endroit plus calme, je n’aurais pu résister à l’excitation qui m’en aurait, de toute façon, empêché.
Je voulais tout faire, tout voir, ne rien manquer. Comme pour rattraper le temps de mon absence. Une boulimie de ville. Elle bouillonne, elle bourdonne, elle frémit, elle gronde et résonne. La vie revient, en elle, en moi, à l’unisson. C’est comme si le monde entier était là, dans ses rues, dans ses parcs, sur ses trottoirs. C’est incroyable à voir. Les vélos filent à toute vitesse dans les allées. Les passants fourmillent sur le pavé. Les groupes, petits et grands, grouillent sur le gazon.
Tout le monde est de sortie. Les appartements au fenêtres ouvertes restent déserts. Les gens profitent. Et moi aussi. Je me laisse prendre au jeu de l’euphorie collective et vagabonde au hasard des rues de cette ville aux milles regards. Je croise toute sorte de gens. J’ai l’impression qu’ici, on peut être tout ce que l’on veut. Ça me plait.
Un jour de déambulation, je me suis perdu. C’est le risque quand on erre les yeux fermés.
La nuit commençait doucement à tomber et une subite envie de rentrer m’a sortie de cette avide hypnose. Mon corps était épuisé, et je m’en rendais brusquement compte. J’avais beaucoup marché ce jour-là, plus que d’habitude, et mes jambes se faisaient sentir. Elles portaient l’effort et la fatigue de plusieurs jours d’errance aveugle. J’ai dû demander mon chemin. Je me rends compte maintenant, que ce fut mon tout premier contact humain depuis dès jours. J’étais restée à l’écart du monde jusque-là. Comme si j’avais reculé d’un pas, en simple observatrice. Comme si je pouvais voir sans être vu. Comme si je pouvais vivre sans exister.
Mon interlocuteur était un homme, assis sur un banc à une table devant un Späti, petit magasin de quartier comme il y en a tant à Berlin. C’est comme s’il savait que j’allais lui parler. Son regard bienveillant et inquisiteur attendait ma question. Un petit sourire s’esquissa sur son visage. Il a désigné le banc de l’autre côté de la table et m’a indiqué de m’assoir. Je n’ai pas rechigné. Je me suis assise, à bout de force, en face de lui. Il s’est levé et s’est engouffré dans la boutique pour y disparaitre quelques instants. Il en est ressorti, une bouteille en verre à la main, remplis d’un liquide à la couleur du soir. Il me l’a tendu. Puis, c’est là qu’il m’a questionné. Sur ce que je faisais là, d’où je venais, ce que je cherchais. Je lui ai dit : « mon chemin ». Je lui ai parlé de moi, et puis il a commencé à raconter. Il connaissait bien le quartier, habitait la depuis trente ans. Il m’a dit sa vie et à travers ses paroles, j’ai découvert la ville sous un tout autre jour, dans une tout autre lumière. Je l’ai écouté. Avide de ses mots qui me rapprochaient, je le sentais, d’une plus grande vérité, que je n’avais pas encore pu véritablement identifier. Ce soir-là, j’ai pu la toucher du bout des doigts pour la toute première fois.
Céleste
Mon cher Ted,
Je suis désolée de voir que ta vie professionnelle soit aussi chronophage et t’empêche de m’accompagner dans ce voyage en Crête.
Comme discuté hier au téléphone et tous les autres jours où nous préparions ce voyage ensemble à distance l’un de l’autre, je ne manquerai pas de réaliser ce projet en osmose avec toi, dans le cœur.
Première étape : petit village à Souri, chez notre amie Eva. Il est prévu qu’elle me fasse goûter à tous les parfums irrésistibles de cette terre riche et haute en couleurs. Son intention est d’aller à Georgiopolis, naviguer au creux de cette mer sur le thème du repos, bien mérité d’une année très terrible aussi pour moi sur tous les plans comme tu sais… Bref, sourire en retour à ces crétois accueillants comme notre guide Eva…
Deuxième étape : faire le plein de saveurs gourmandes en gravissant toutes ces montagnes vertigineuses pour atteindre la côte sud où nous prendrons tout le reste des embruns, attachées au rêve que tu y as mis, dans tout ce voyage.
Et puis des surprises ! En effet, Eva m’assure de belles surprises qui restent un peu mystérieuses pour moi, d’ailleurs, comme toutes ces personnes mythiques de l’île…
Je te ferai découvrir tout cela à mon retour.
Je t’embrasse très fort.
Allia
C’est curieux, ce besoin de voler les choses, comme si elles n’existaient pas avant d’être consignées.
Coucou Ted,
Arrivée le 15 juin à Héraklion. L’aéroport avec une agitation terrible, le début de la grève, les manifestants, les feux dans la rue, un vrai brasier, l’annonce d’une crise économique !
Après multiples démarches pour chercher une voiture de location, je m’extrais de cette ville en travaux, aux abords compliqués, dans un dédale de rues, cherchant la voie principale. Celle de la route, cette mini autoroute qui est le passage obligatoire pour rejoindre le village de Souri, chez Eva, chez qui nous sommes attendus, enfin, juste moi maintenant.
Ouf, m’y voilà. Je longe la mer d’Ouest en Est, plus de 2h de route. Je me sens déjà déconnectée, dans les nuages, sur cette route accidentée, certes, mais si belle par ailleurs, car préservée des constructions massives, et surtout loin de toute information parasite, loin de toute l’énergie vaine et gaspillée par mes préoccupations quotidiennes, à Paris.
Je m’arrête prendre un jus de fruits pressé au bord de la route, pour 3 fois rien, une dame me servant généreusement me parle en grec, effectivement comme si son petit boulot n’était pas une servitude, mais une chose tout à fait banale dans un pays laissé pour le moins à l’abandon… Je me sens débordée par tout plein de sensations de picotements dans le corps, des picotements agréables, en projection dans mes rêves les plus fous, ceux de vivre une expérience incroyable et intense. Je ne suis pas encore dans le présent, juste comme un enfant impatient, mais je vis quelque part dans un moment unique de bonheur à l’idée de retrouver notre amie rencontrée il y a si longtemps de ça, à la fac ensemble, avec toi, Ted. A l’idée de parcourir l’île, cette île paradisiaque, authentique.
Pendant mon trajet, mon regard reste tout de même concentré sur la route, la fatigue dans les chaussettes, en fin dans mes tongs maintenant, d’être partie à 4h du mat de chez moi. La route est très escarpée, j’entrevois par moments la côte sinueuse, à la roche de millions d’années d’histoire et comme les nuages, j’aperçois parfois des visages, des formes façonnés dans cette roche qui me surprennent et m’emportent dans mon propre imaginaire. En contrebas, parfois, je glisse mon regard vers l’azur, le délice des embruns projetés vers ces roches. Mais mes yeux n’éprouvent aucun vertige. Je suis simplement bien. J’oublie même la fatigue et me voilà transportée dans un rêve éveillé.
C’est drôle, parce qu’arrivant, presqu’à destination, à Georgiopolis, un village de pêche, j’ai une montée d’adrénaline, le cœur qui bat la chamade. Tout d’abord cet endroit est de toute beauté. Et, je me sais toute proche du village de Souri, à 5 km, tout en hauteur, dans les montagnes. Je ne parle pas le grec mais Eva m’a donné beaucoup d’indications, j’ai ma map papier qu’elle m’a concoctée. Et de ce fait je ne me perds pas vraiment mais cette fois-ci j’ai un sentiment de vertige, je sais que j’arrive, que je vais arriver. Que ce moment précis sera le départ d’une expérience, je sens le moment où je quitte le passé et le futur pour n’être plus qu’ici, avec elle, et juste comme nous l’avions imaginé avec toi, Ted, à notre image… La découverte de la richesse de cette île crétoise, à travers elle,…que j’aperçois, maintenant. Notre Eva… Incredible mais vrai !
Tendres bises
Allia
C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal (ou un carnet de voyage)
Mon cher Ted,
Un peu le mal de la montagne, enivrée par ailleurs par ce relief sauvage et hostile, nous faisons une halte entre Souri et la côte sud de la Crête, guidée en voiture par Eva, à qui rien n’est un souci, comme tu sais, positive et amoureuse de son île.
Ce petit village attire mon attention. Si reculé, au milieu de nulle part. Calme, presque trop calme, avec l’écho, l’écho de la montagne pour seul bruit avoisinant. Au hasard des ruelles ensoleillées, torrides, je m’arrête avec Eva, sur la place du village, cherchant un petit coin d’ombre. Ce petit village, où résonne dans mes yeux, la magnificence. Nous nous abreuvons de toutes ces fontaines alignées avec des sculptures de monstres marins et de dieux humains. Comme une providence, mais attention, nous ne sommes ni Dieux ni Hommes ou Femmes, nous sommes alors détachés de toute religion, au contraire, car nous nous enveloppons dans cette splendeur, ces héros et la nature autour. Détachées, mais encrées dans la terre, en symbiose, sans qu’elle nous appartienne, respectant alors ses racines, ses oliviers, ses ibiscus dans les jardins. Nous sommes tellement bien que nous restons silencieuses, longtemps, mais si peu dans ce temps suspendu sans heures, ni minutes, ni secondes. Puis, presqu’aveuglée, je ressens alors mon corps, mes membres, mes organes, et j’ai mal nulle part. Pourtant, comme tournant les yeux à 360°C, j’ai la sensation de m’approcher de senteurs émanant de mon immobilisme et de mon bien être. Je me retourne progressivement vers mon état réel. Et là, je vois cet homme, dans une discrétion telle que j’avais oublié qu’il existait l’humanité autour de moi ! Cet homme, éclairé par le soleil brulant. Extrêmement vieux, ridé, simple dans ses vêtements noirs, un homme m’apparaissant presque comme un homme d’antan, de siècles en arrière, un homme ayant vécu toutes les affres de la vie. J’en perds ma contenance. Je le regarde très intensément. Je ne le dévisage pas mais mon regard reste scotché sur lui. Je me rends compte alors que les senteurs, que je pensais être un trouble de mes sens surdéveloppés dans ce moment immobile, sont bien réelles. Il est debout, avec des branches de thym et de romarin dans ses mains, assez loin. Mon regard, malgré l’éblouissement du soleil, ne croise pas de leurre dans ses yeux, bleu azur de la mer du Sud. A ses pieds, un écriteau que je ne visualise pas. Je ne réalise pas vraiment ce pourquoi il est là. J’ai peur de m‘approcher. Bizarrement, de peur de le trahir, de l’importuner. J’attends un grand moment, je pense que, parmi toutes les photos de l’île que j’ai prises, aussi belles soient-elles, rien n’égalerait ce cliché de lui-même pris à la volée. Mais je réfléchis. Cela est tellement stupide. Après coup, des années à près, je me dis, je vais garder sa photo dans ma tête, mon cerveau, inscrite surtout, non pas avec précision, avec des détails photographiques, mais je la garderai dans une partie de mon cœur, une partie de lui, une expérience de vie et j’en serai bouleversée, encore, quand je penserai à lui. J’aime la vie plus que tout, c’est ce qu’il me transmet alors dans mon ressenti, au plus profond de moi-même. Puis, je m’approche à quelque mètres de lui, je lui souris ; il me sourit. Et j’en viens à voir l’écriteau devant ses chaussures toutes bosselées car jusqu’alors, de façon étrange, je n’osais pas ou je trouvais presque déplacé de le regarder de la tête aux pieds. Une pancarte, avec le prix dérisoire, évidemment de ces branches ramassées dans la montagne, aride et respirant les bonnes odeurs de la terre brulée, ces aromates comme le parfum délicieux de ces femmes et de ces hommes, jamais dans le désespoir, riches d’eux-mêmes dans leur pauvreté, à même de leurs pieds. Je lui achète des brins de thym au prix annoncé. Je n’ai pas pitié. J’ai beaucoup d’affection pour lui, de l’amour et l’envie d’aimer. Eva m’appelle par un signe de la main, je la rejoins, nous avons de la route devant nous et d’autres belles surprises nous étant encore réservées, si tu savais, Ted… Et je pense que je ne t’ai pas volé les mots. Je viendrai, ne t’inquiète pas, à mon retour, te conter encore d’autres histoires partagées avec Eva.
Affectueusement,
Allia
Strasbourg, 01/10/2020
Bonjour Mathilde,
Ça fait 4 ans que nous envisageons ce voyage en Algérie. Ce pays que tu connais de ton enfance et dont tu m‘as parlé dès que mon intérêt pour lui est né à la rencontre de Miriam. Je vais lui rendre visite, malheuresement tu ne peux pas m‘accompagner.
Comme j‘aurais voulu partager avec toi ce voyage, le temps dans l‘avion, pour arriver à Alger. Tu viens de me raconter ton dernier vol, ton départ de là à l‘âge de 9 ans, avec cette mélodie dans ta tête, ce perce-oreille de Joe Dassin, ce ba-ba-ba-… de l‘été indien… Ta mélancolie d‘un adieu à jamais. Et comment aurais-tu vécu ce retour inespéré?
D‘ici peu de temps, j‘arriverai seule à Alger, ce qui m‘excite et me fait peur à la fois.
Cette conglomération, la foule, autant de gens, de voitures, de sons, d‘odeurs. La langue arabe, ces lettres étranges sur les panneaux.
En même temps j’imagine cette atmosphère vivante, le blanc des maison près de la mer, l’ocre de la Cassbah, les couleurs des tissus au marché…
Autant de fantasmes…
De la réalité, je vais rédiger un carnet de voyage pour toi. Tu le lireras peut-être chez toi avec ton petit-enfant dans tes bras.
Je vous souhaite « bon voyage » à toi et à ta fille, comme l‘accouchement sera aussi un voyage vers l’inconnu…
On se tient au courant,
Bisous, Marianne
Sabine
22/02/20
atelier d’écriture à Cronenbourg
C‘est curieux, ce besoin de noter les choses, comme si elles n’existaient pas avant d’être consignées…
… car là, je vois une scène qui me rappelle l’avant-dernière siècle.
Cette relation homme-femme qui est pour moi, l’Européenne, l’Allemande de l’Est, plus qu’étrange.
On est invité chez la famille d’un oncle à Miriam. Je l’avais déjà vu en Alsace au mariage de sa fille. Lui, étant le « Roi » à la table familiale. Mais aujourd’hui, chez lui, dans sa propre maison, c’est encore pire.
Nous sommes assis autour de la table qui faillit de craquer sous le poids des plats d’une richesse inimaginable – surtout en sucre et gras, oh ma ligne…
Sa femme, muette à ses coté, offre des sourires timides aux convives. Elle l’écoute, voilée.
Mais le voile ne peut pas cacher ses yeux. Intelligentes, vives, curieuses, plein de compréhension. De temps en temps nos regards se croisent.
C’est ma curiosité qui s’éveille. J’aimerais bien faire la connaissance de cette femme, de cette personnalité. Sa position me semble être insupportable. Je me rends compte de mon ignorance sur son monde, sur sa culture.
Il est haut temps de quitter la table commune et de rejoindre les femmes dans la cuisine – dans le monde entier le lieu d’échange entre femmes…
Sabine
22/02/20
atelier d’écriture à Cronenbourg
Lettre d’Adieu
Bonjour Mahfoud,
C’est Fatima qui t’écris…
Ma décision est prise. Tu es heureux en Algérie mais moi en tant que femme, je suis en prison, la prison de la pauvreté. Je sais que tes parents et les miens ont déjà tout préparé pour notre mariage.
Mais j’en ai décidé autrement… Je pars ! Pour la France : Cronenbourg, en Alsace… Un charment petit village proche de Strasbourg, capitale européenne. Il y aura là-bas des brasseries pour boire une bonne bière, les cigarettes seront en vente libre, je pourrai avoir un compte bancaire, un travail et de l’argent bien à moi. Et surtout je trouverai l’amour !
Mon pauvre Mahfoud… Je ne t’aime pas ! Je ne t’ai jamais aimé et je ne t’aimerai jamais. Pour moi, tu es surtout un ami.
Je pars pour trouver l’Amour ! Le Grand , le Beau, l’Éternel…
Je regrette que tu ne veuilles pas m’accompagner. Nous aurions pu vivre heureux là-bas peut-être, chacun avec son épouse et son époux.
Adieu Mahfoud…
Fatima le 11 septembre 2020,
C’est curieux ce besoin de noter les choses comme si elles n’existaient pas avant d’être consigner…
Pourtant, je ne voulais plus t’écrire, Mafhoud, suite à mon départ d’Algérie mais je ressens malgré tout un fort besoin de t’adresser une lettre pour te raconter ce que je vis d’étrange dans ce grand pays de France, mère de notre Patrie…
D’abord je te dirai que je suis bien arrivée à la gare de Strasbourg avec le bus navette de l’aéroport de Strasbourg. Il y avait là-bas pleins de bus, de trains, de taxis, de cyclistes, de trottinettes et bien sûr un flux incessant de voitures en tout genre…
Mon français scolaire ne me permettait pas vraiment d’échanger avec les français : ils ont tous un drôle d’accent là-bas… et ils parlent entre eux avec un étrange langage incompréhensible comme chez nous les Kabyles…
J’ai pris le premier bus indiquant Cronenbourg.
Oh! Stupeur… Quand je suis suis arrivée ce n’était pas du tout le charmant petit village avec des maisons en bois tel que je l’ai vu dans les prospectus. Non pas du tout !
Je suis arrivée dans une énorme cité de buildings en béton hideux. Figure-toi, il n’y avait presque que des arabes… Algériens, Marocains, Turcs, réfugiés Syriens, enfin on ce serait cru dans une ville pire qu’Alger ! Il n’y avait presque que des hommes dans les rues. Les femmes portaient le tchador et avaient l’obligation de porter le voile…
J’ai tout de suite été abordée par des jeunes en haillons qui m’ont fait des propositions indécentes. J’étais horrifiée !
Finalement, voyant que j’étais totalement perdue, un groupe de jeunes, tous drogués, qui traînait dans une cage d’escalier m’ont attrapée pour me pousser de force dans une cave sale, humide et en désordre.
Je ne sais pas trop ce qu’ils voulaient faire de moi mais ils ont commencé à m’arracher mes vêtements… J’ai eu horriblement peur.
Heureusement, un homme Algérien d’une quarantaine d’années est intervenu. Il les a chassés à grands coups de bâtons…
Ça a été mon sauveur…
Fatima 11 Février 2021,
Bonjour Mahfoud,
Je reprends ma plume car c’est une sensation très étrange pour quelqu’un dans mon genre d’écrire un journal de voyage…
Mais Mahfoud, mon rêve s’est enfin réalisé ! Cela fait six mois que je suis en France. L’administration française m’a logée dans un foyer pour jeunes femmes étrangères et pauvres. J’y suis très bien. Je me suis fait des amies.
Je travaille comme femme de ménage chez des docteurs.
Chez l’un d’eux, un français venu d’un petit village, j’ai fait la connaissance de son fils.
Ça a tout de suite été le coup de foudre pour moi…
Il a mon âge, 19 ans et il fait une école de commerce et apprend la langue arabe.
Je suis d’abord devenue un peu son institutrice bien malgré moi. Et en lui, me semble-t-il, est né aussi un sentiment amoureux.
Il est beau, jeune, musclé, il a des yeux bleu-océan ; il est grand, instruit et enthousiaste. Il adore voyager et a déjà fait deux séjours à Alger ; il connaît bien la condition des femmes là-bas et ici dans les « quartiers ». Il est devenu mon protecteur, mon mentor et mon fiancé.
Ses parents ne sont pas opposés à notre union. Ils sont très libérales et laisse leur fils libre de ses choix. Et je crois bien qu’il m’a choisi moi…
Je suis si heureuse Mahfoud !
Je suis libre d’aimer ! Enfin…
Croenbourg…
C’est aussi ça !
Note de l’auteur
Je n’utilise jamais de carnets. Je ne suis pas digit native, j’ai 55 ans mais j’ai fait mien cette culture.
J’écris sur l’application « Memo » de mon smartphone puis je sauvegarde sur disque dur, sur clé usb et sur le cloud. (Peur terrible de perdre des textes)
J’ai écrit une trilogie de 150 pages entièrement sur mon smartphone comme Anna Todd.
Pour moi, le carnet représente une source de pollution du XXème siècle !
Ecrire à un(e) ami(e) qui ne peut m’accompagner
Mon tendre,
voilà je pars dans cette ville que nous avions imaginé visiter ensemble il y a déjà tant d’années.
Partir sans toi qui est retenu ici pour te soigner, quelle tristesse …
Je propose donc de te raconter au jour le jour cette aventure que tu partageras ainsi avec moi par la pensée et en imagination à mes côtés.
Demain : avion.
L’excitation et l’anxiété du départ mêlés : n’ai-je rien oublié ? Vais-je y arriver seule ? Ai-je d’ailleurs envie de partir seule ?
Mais maintenant c’est décidé alors il faut y aller.
Tu me manques déjà.
Le bonheur de partir et s’en aller mais aussi voyager avec la tristesse de ton absence.
Cette intensité se décline souvent ainsi, comme le disait Amigorena découvert et entendu récemment sur les ondes, volupté et désespoir que je confie à notre belle intimité,
je t’embrasse,
Angie
Orme, le 21 février 1943
Eh bien voilà j’y suis.
Si tu voyais cette merveille de ville…
“C’est curieux ce besoin de noter les choses, comme si elles n’existaient pas avant d’être consignées.” (Doris Lessing les carnets de Jane Somers.)
A commencer par la placette antique où se trouve mon gîte.
Une statue en pierre entourée d’une fontaine à goulottes sculptées qui laissent couler un délicat filet d’eau claire s’y dresse solennellement.
Des immeubles plus ou moins alignés, avec leurs fenêtres à meneaux et balustrades métalliques dentelées, sortes d’hôtels particuliers qui pourraient dater de la Renaissance , encadrent la place comme un décor de théâtre.
Nous nous promenons par la pensée dans ce lieu que nous avons rêvé découvrir ensemble car pour moi tu te tiens là, blotti dans ma poche,
je t’embrasse,
Angie
J’ai fait une rencontre qui me déstabilise, que je n’aurais pas faite en temps normal
“C’est un sensation très étrange, pour quelqu’un de mon genre, d’écrire un journal (ou un carnet de voyage.)” Le journal d’Anne Franck
A présent j’erre dans cette ville immense…
Et voilà que cet enfant aux pieds nus dans son pantalon déchiré, avec un sourire lumineux m’entraine d’un pas décidé dans un dédale dont il me fait découvrir la face cachée.
Il me présente à ses copains qui tentent comme lui de me vendre une poterie pour touriste ou un bibelot fabriqué de bric et de broc.
Cette pauvreté inconcevable de celui dont l’objectif du jour est de trouver à se nourrir, pitance qu’il partagera peut-être avec les siens si elle le permet.
Il me semble que jamais je n’oublierai cette misère dans laquelle ce voyage m’a plongée : vais-je continuer à vivre ma vie finalement si confortable après avoir découvert ces bidonvilles désespérants et désespérés ?
Angie